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un courage que nous n’avons pas, ceux qui entretiennent parmi les hommes le culte nécessaire des vertus « surhumaines. » Il ne faut point laisser dire aux aveugles que ce sont eux qui voient clair.

On pouvait se demander laquelle de ces deux attitudes de pensée allait l’emporter chez M. France, quand, au mois de juin 1889, M. Bourget publia le Disciple. J’ai naguère, ici même, essayé de dire l’émoi que ce livre mémorable avait, au moment de son apparition, provoqué chez tous ceux qui pensent. Tandis qu’avec sa bravoure et sa décision coutumières Brunetière se rangeait aux côtés de M. Bourget, M. France, comme s’il s’était senti touché par la thèse essentielle de l’ouvrage, en prenait fort nettement le contre-pied. « Je persiste à croire, écrivait-il, que la pensée a, dans sa sphère propre, des droits imprescriptibles, et que tout système philosophique peut être légitimement exposé. C’est le droit, disons mieux, c’est le devoir de tout savant qui se fait une idée du monde d’exprimer cette idée, quelle qu’elle soit. Quiconque croit posséder la vérité doit la dire. Il y va de l’honneur de l’esprit humain... Les droits de la pensée sont supérieurs à tout, c’est la gloire de l’homme d’oser toutes les idées. Quant à la conduite de la vie, elle ne doit pas dépendre des doctrines transcendantes des philosophes. Elle doit s’appuyer sur la plus simple morale. » M. France faisait plus. S’en prenant, dans un second article, à Brunetière lui-même, il opposait vivement, — plus vivement que solidement, — ses propres théories à celles du critique moraliste. « Il ne saurait y avoir, déclarait-il, pour la pensée pure une pire domination que celle des mœurs… Ne disons pas trop de mal de la science. Surtout ne nous défions pas de la pensée. Loin de la soumettre à notre morale, soumettons-lui tout ce qui n’est pas elle... N’accusons jamais d’impiété la pensée pure. Ne disons jamais qu’elle est immorale, car elle plane au-dessus de toutes les morales... Subordonner la philosophie à la morale, c’est vouloir la mort même de la pensée, la ruine de toute spéculation intellectuelle, le silence éternel de l’esprit. Et c’est arrêter du même coup le progrès des mœurs et l’essor de la civilisation. » Et Brunetière ayant répliqué avec sa rude et persuasive éloquence, M. France essaya, dans un troisième article, de répondre à son contradicteur en invoquant, en faveur de sa propre thèse, l’autorité d’un « très grand psycho-physiologiste. » Mais la polémique