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Mais il dit : « Le voyageur est encore ce qui importe le plus dans un voyage… Comme tout ce qui compte dans la vie, un beau voyage est une œuvre d’art : une création. De la plus humble à la plus haute, la création porte témoignage d’un créateur. Les pays ne sont que ce qu’il est… » Voyage à travers les pays ou voyage à travers les livres et les pensées. De sorte que le voyageur, en conquérant les pays et les pensées, songeait à lui premièrement, à Caërdal. Cependant il était bien attentif à ce qu’il rencontrait, à ce qu’il examinait ; il ne se dépêchait pas de l’apercevoir et d’y continuer son habitude. Au contraire, il avait grand soin de ne pas appauvrir le spectacle et, ainsi, de ne pas diminuer sa conquête. Les thèmes qu’il s’est proposés, il les traite « objectivement : » c’est par égard pour eux et par égard pour lui, on le comprend. Mais, de toutes façons, la conquête qu’il a poursuivie avec le plus de diligente ardeur, la voici.

Conquête de soi : elle occupe tous ses livres. L’un des épisodes les plus poignans et les plus riches de conséquences est consigné dans le volume qui a ce titre, Sur la mort de mon frère, conquête de soi contre la douleur. L’auteur quelquefois prête à un suppléant qu’il appelle François Talbot sa souffrance qu’il étudie ; et puis, la fiction se défait : et il note sa douleur, tout simplement, avec quelle dignité, quelle sincérité d’accent, quelle délicatesse du sentiment le plus tendre et le plus malheureux ! À peine ose-t-on, sur un livre de ce genre, épiloguer. Mais, dans l’œuvre de M. André Suarès, il marque une crise importante. C’est ici que commence l’extrême solitude à laquelle l’écrivain, par son orgueil, se condamnait déjà et qui maintenant lui devient un farouche devoir autant qu’une nécessité. C’est ici, en outre, que le cœur, aimant naguère à se guinder, connaît de naïves alarmes, n’y résiste pas et, maître de lui pourtant, s’abandonne. À se ressaisir, la lutte est noble et pathétique. Il y a, dans l’œuvre de M. André Suarès, cette angoisse.


Pourquoi ne pas dire, tout bonnement : M. André Suarès écrit des récits de voyages, de la critique et des essais ?… Il est possible qu’en insistant un peu trop sur le système dogmatique et singulier qui fait l’armature de son œuvre, je l’aie involontairement desservi. Alors, qu’on le lise en négligeant le système et en goûtant l’art seulement, un art délicieux d’invention, d’adresse et de nouveauté, un art sans cesse ingénieux et qui prodigue ses trouvailles, un art où les repentirs mêmes ont la pureté des lignes décisives, un art spontané à la fois et savant, un art qui abuse de ses prestiges et qui est donc prestigieux.