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fournit un témoignage. La famille royale était curieuse de l’acclimatation des fruits étrangers et de la culture des primeurs, auxquelles le potager de Versailles s’était de tout temps consacré. Mais on discutait aussi autour de la Reine d’une question générale bien plus large, qui renouvelait dans ses principes l’art des jardins et qui passionnait les esprits à un degré que nous pouvons à peine nous imaginer.


Depuis plus de trente ans, une mode venue d’Angleterre changeait peu à peu le goût des Français et les détachait des formes qu’avait portées à leur perfection le génie du grand siècle. Cette révolution esthétique était propagée, comme celle qui touchait à la vie sociale, par Jean-Jacques Rousseau. La description fameuse du jardin agreste de Julie, aux allées « tortueuses et irrégulières, « remplissait toute une lettre de la Nouvelle Héloïse, et les thèses de ce roman, paru en 1760, développaient alors leurs conséquences. Mais le retour à la nature avait triomphé bien avant Rousseau. La plus ancienne protestation contre le genre français paraît être celle d’Addison, dont le Spectateur était traduit en 1720, et qui proposait, comme formule nouvelle du jardin, « un joli paysage, » Le jardinier Dufresny introduisait déjà chez nous les premières innovations, en créant quelques jardins irréguliers. Tous nos littérateurs qui visitaient l’Angleterre en rapportaient les idées qui y avaient cours ; l’abbé Le Blanc, par exemple, revenait plein de mépris pour « l’air peigné et les dessins recherchés de nos parterres, » ce qui l’amenait à leur préférer « ces rochers informes et sauvages, ces arbres vénérables de la forêt de Fontainebleau. » On louait partout le parc de Stowe, qu’une épitre de Pope opposait expressément à Versailles, si bien que le rédacteur de l’article des jardins dans l’Encyclopédie s’inquiétait de voir triompher les allées tordues et les courbes compliquées. En même temps, se révélait aux deux pays un genre de pittoresque usité chez les Chinois, et les Lettres édifiantes inséraient, en 1749, les narrations du Père Attiret, peintre de l’empereur de la Chine, qui ouvraient aux amateurs d’horticulture un champ de curiosités nouvelles.

L’abandon des traditions du jardin français n’allait pas sans résistance ; la lutte est attestée par la quantité de brochures et de traités, qui se multiplient précisément au moment où Marie-Antoinette