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Pointis convint que cette conclusion était vraisemblable. Il avait déjà observé l’infiltration des fils d’Israël dans le camp. Depuis deux semaines environ, ils arrivaient avec les convois, car ils n’osaient pas s’exposer seuls aux mauvaises rencontres de la route. Ils obtenaient sans peine l’autorisation d’installer dans l’enceinte leur maigre bagage et leurs doucereuses personnalités. Les nouveaux arrivans étaient accueillis avec grâce par leurs frères qui les aidaient à dresser les tentes blanches où s’empilaient des coupons d’étoffes claires, des bijoux et des parfums de pacotille enviés par les Sénégalais, où brillaient les plateaux de cuivre, sans cesse entourés par les Marocains amateurs de thé. En face des marabouts misérables de mercantis, où des Grecs affables et des Français parfois douteux débitaient des conserves avariées et des liquides inquiétans, un mellah grandissait, où s’ébauchaient des négoces avouables et se perpétraient de louches trafics. Là des partisans sans scrupules venaient offrir en cachette les cartouches que les tirailleries d’une escarmouche récente leur permettaient d’escamoter ; là disparaissaient, malgré les perquisitions les plus minutieuses, les fusils des goumiers déserteurs. Sur les marchés des dissidens, à 80 douros le fusil, une peseta la cartouche, le bénéfice était assez grand pour faire braver quelques risques. Mais, aussi, là s’amoncelaient les toisons des moutons, les poils des chèvres et des chameaux, que les Youddhis fureteurs achetaient déjà dans les douars ; là s’entassaient les peaux de bœufs achetées une à une aux Subsistances par un Hébreu malin qui guettait la fourniture générale de la viande aux troupes et l’adjudication de l’abattoir.

« Hé ! hé ! Pointis, lui dit un soir Imbert qui le surprenait dans ses investigations, vous arriverez trop tard, mon ami ! Vous trouverez la place prise ! — Je le craindrais, si je n’avais d’autres espoirs et d’autres projets. Mais combien les mercantis français d’en face sont maladroits ! Ils ne voient pas plus loin que leur comptoir de marchand de goutte, et leur ambition se borne à verser à vos troupiers une ivresse épileptique avec leurs liquides frelatés. — Ne les plaignez pas ! le vin en poudre qu’ils reçoivent par colis postaux leur assure des bénéfices coquets. Ils gagnent environ 100 francs par jour, chacun, sans sortir de leur tente. Soyez sûr qu’ils se moquent de leurs voisins, de leurs étalages minables et de leurs essais d’accapareurs.