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plus encore que le pillage de leurs silos, les détachait de la rébellion. En quelques minutes, ils dressaient leur cinquantaine de tentes noires sur deux vastes circonférences dont une nuée de chiens hargneux et vigilans gardaient les abords. Et quand vint le soir, dans les enceintes que renforçaient des fagots d’épines, le sol disparut sous un tapis mouvant de troupeaux entassés. Puis, les bougies de traite allumées sous les tentes dessinèrent dans la nuit deux cercles de feu ; des chants, des mélodies sauvages célébrèrent la paix reconquise et la sécurité du lendemain. Dans le camp, officiers et soldats écoutaient les aboiemens rageurs des chiens, les voix nasillardes. Ce retour inespéré de la vie dans le désert mettait un vague attendrissement dans l’âme des plus endurcis.

« Le problème de l’existence va être simplifié, » s’écria tout à coup l’officier d’approvisionnement qui, dans un groupe animé, épiloguait avec Pointis sur les conséquences politiques de l’événement. — Que vous êtes prosaïque ! riposta Pointis. Ne songez donc pas sans cesse à vos victuailles, et laissez-vous bercer par le charme de cette nuit étoilée, de cette symphonie wagnérienne, de ces lumières tremblotantes qui évoquent une ronde de lutins. — Oh ! oh ! dit l’autre ; seriez-vous poète, monsieur Pointis ? Au lieu de ces balivernes, je vois des œufs et des poulets pour les popotes, des bœufs et du bois pour les Subsistances, car je suppose que ces ex-dissidens vont être heureux de nous ravitailler pour gagner les douros de leur contribution de guerre ! » Mais prosateurs et poètes songeaient surtout aux femmes qu’ils avaient aperçues au crépuscule, tandis qu’elles revenaient de la fontaine, la cruche inclinée sur l’épaule, enveloppées avec grâce dans leurs haillons poudreux. Leurs imaginations surchauffées précisaient des intrigues furtivement ébauchées près des sources discrètes, dénouées dans le mystère des fourrés de lauriers-roses ; et, compliquant de rivalités pressenties leurs rêves incohérens, ils se lançaient dans l’ombre des regards férocement jaloux.

Tous furent déconcertés par la brièveté de leurs illusions. Le retour du premier lot de rebelles ne transformait pas le désert en pays de Cocagne. Les femmes jeunes étaient dérobées aux tentations. Soit hasard, soit calcul, seules d’horribles vieilles ou des enfans faisaient la navette, à l’heure du berger, entre la fontaine et les douars. Avec une indifférence narquoise, les maîtres des innombrables troupeaux qui erraient autour du