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« la pile » reçue par la colonne, il éclata : « Seriez-vous, mon cher, de ceux qui cataloguent ainsi les rencontres : ni mort ni blessé pour la « brillante victoire, » un blessé pour l’ « engagement, » un tué pour l’ « affaire, » trois pour le « sanglant combat, » dix pour la « défaite ? » Si la « casse » vous donne de tels soucis, vous feriez peut-être mieux de ne pas vous y exposer ! » L’autre appartenait à la catégorie de ceux que leurs camarades dénomment sans pitié « les vautours, » parce qu’ils apparaissent avec la formation des colonnes et disparaissent après les propositions de récompenses. Il comprit et se tint coi.

De causerie en causerie, les trois amis se trouvaient mainte- nant dans le quartier de l’état-major. Une cohue de chevaux et de Marocains y était rassemblée. Les chevaux sommeillaient sous leurs housses écarlates ; les hommes, disséminés en petits groupes, causaient à voix basse et se décochaient à la dérobée de mauvais regards. La somptuosité relative des burnous, l’éclat des tuniques vertes et roses, la beauté des armes accrochées aux arçons des selles révélaient des personnages importans. Les vêtemens étaient frais comme au sortir des coffres, et les chevaux au poil luisant attestaient un voyage exempt de fatigues : « Qui sont ces nobles étrangers ? « demanda Pointis en les comparant, du geste, au lot de partisans déguenillés ou poussiéreux affalés plus loin sur le sol, et dont les montures fourbues avéraient les agitations de la nuit et les galopades folles du matin. « Ça ? dit Merton, c’est le passé qui attend sa revanche ! » Et, sur une interrogation d’Imbert, il précisa : « Ce sont les amis de la première heure, ceux qui assiégeaient déjà les bureaux des environs. Il y a les pacifiques de la dernière siba, qui ont perdu des troupeaux razziés ou des parens tués ; il y a des caïds expulsés de leurs tribus qu’ils ne voulaient pas suivre dans leur dissidence ; il y a ceux qui nous ont servis comme guides ou comme espions, comme négociateurs ou comme chefs de bande ; il y a ceux qui n’étaient rien et qui voudraient être quelque chose ; il y a ceux à qui nous avons promis des récompenses et qui nous firent crédit jusqu’à des temps meilleurs. Il y a des braves gens et des coquins, des malins et des traîtres, des intrigans et des victimes. Pour tous, maintenant, c’est l’heure de la curée, car ils espèrent que les Zaër du Sud vont en faire les frais. Ils viennent réclamer leur dû, sur la foi de vagues promesses consolatrices ou de quelques lettres banales.