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faits. La vérité, c’est que, pour opérer un changement durable dans les mœurs et dans l’esprit public, il faut plus de temps, plus d’efforts, plus de luttes que ne l’imaginaient nos pères ; c’est que la fondation d’un gouvernement libre est une œuvre singulièrement plus longue et plus compliquée qu’ils ne l’avaient rêvé. La vérité, enfin, c’est que le libéralisme, non moins que l’ancien dogmatisme autoritaire, a eu, lui aussi, des prétentions démesurées ; c’est qu’il a eu trop de foi dans les formules, qu’il a montré trop de dédain pour les droits historiques et les institutions traditionnelles, qu’il a trop cru à la facilité d’édifier un gouvernement sur des notions abstraites ; c’est, en un mot, qu’il a trop présume de l’Homme et de la Raison, et peut-être aussi de la Liberté, qui ne saurait être sa fin à elle-même, et qui ne possède pas toujours l’efficacité pratique ou la vertu créatrice que nous nous plaisions à lui attribuer ; car, si elle favorise le développement intellectuel et matériel des sociétés, la Liberté ne saurait suppléer aux doctrines morales, les seules dont une civilisation se nourrisse et vive.

« La faute ou, mieux, l’erreur du libéralisme, c’est de s’être montré trop spéculatif, trop dogmatique, trop optimiste. Cette noble erreur, qui tenait à l’époque où il est né, aux parens dont il est sorti, il l’a durement expiée ; l’événement l’en a, d’habitude, assez corrigé. Pour avoir, dans sa jeunesse, donné sur un écueil, le siècle vieillissant serait malavisé de s’aller jeter sur recueil opposé. Après avoir eu trop de foi dans la force des idées et dans l’ascendant de la raison, il serait triste de se laisser choir, par découragement, dans le scepticisme, dans le pessimisme, dans l’empirisme, où trop de libéraux désabusés sont enclins à se précipiter[1]. »

J’ai tenu à ne rien retrancher de cette page éloquente ; elle montre à quel point l’esprit d’Anatole Leroy-Beaulieu est exempt de dogmatisme, ouvert à toutes les idées, prompt à saisir les aspects multiples de la réalité et à les exposer avec une entière loyauté. M. Frédéric Masson, dans la séance publique des cinq Académies, a prononcé sur lui un mot très juste, dont cette page est la vérification : « A force d’avoir éduqué son libéralisme, il en avait perdu les préjugés. »

S’il en fallait donner d’autres preuves, on les trouverait dans

  1. La Révolution et le libéralisme, p. 212.