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REVUE DES DEUX MONDES.

Je me rappelai vivement l’hiver de 1884 passé dans ce château, les journées rayonnantes de soleil, les monts boisés recouverts de neige étincelante, les voix chères et joyeuses de mes enfans, les soirées au coin du feu !

Pendant une de ces soirées, ma belle-mère me parla de la visite que le comte, la comtesse de Montalembert et leur fille Catherine lui avaient faite à Appony, en 1861, et de la fête rustique qu’elle avait donnée en leur honneur dans la cour du château fort en ruines. (Au xvie siècle, le château avait été la proie d’un incendie ; depuis, la famille habite un manoir dans la vallée.) Il m’était facile de suivre son récit, car je me rappelais une fête semblable arrangée pour moi, quand mon mari[1] m’amena, toute jeune mariée, à Appony pour me donner quarante ans de bonheur.

Ces ruines, situées sur le versant d’une colline boisée, font partie d’une chaîne des Carpathes ; elles dominent la vallée de la Neutra, fertilisée par le cours d’eau du même nom, vallée riche en souvenirs historiques et en beaux paysages, peuplée de villages slaves et hongrois, dont ma belle-mère avait invité les habitans. Ils étaient accourus avec plaisir et formaient des groupes pittoresques pleins de couleur locale dans leurs beaux costumes nationaux, chaque village ayant le sien. Nul mélange des races par mariage : Hongrois et Slaves vivent isolément et gardent jalousement leurs langues, leurs traditions et leurs anciennes coutumes. Ils dansaient leur danse nationale, « le csârdâs, » au clair de la lune, à la lueur des torches, qui donnaient aux murs, aux tours du vieux château fort un aspect fantastique.

En me faisant le récit de cette fête, ma belle-mère tenait une vieille enveloppe contenant des lettres que le comte de Montalembert lui avait adressées après son séjour à Appony.

Elle me demanda de lui en faire la lecture.

Je lus donc ces lettres éloquentes, dans lesquelles l’auteur de Sainte Élisabeth exprime les sentimens de respectueuse et franche amitié que lui inspirait sa correspondante. La grande préoccupation de celle-ci était alors l’éducation de ses fils : personne ne sait mieux que moi combien elle a réussi dans cette tâche et ne lui en garde plus de reconnaissance.

Guidée par ce sentiment, il me semble faire honneur à deux âmes d’élite en publiant ces lettres du comte de Montalembert léguées par ma belle-mère à mon mari.

Comtesse Louis Apponyi,
née Comtesse Marguerite de Seherr Thoss.
  1. Le comte Louis Apponyi, premier maréchal de la Cour de Sa Majesté impériale et royale apostolique pour la Hongrie.