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ESQUISSES MAROCAINES.

devenaient un lieu de pèlerinage, un centre d’action religieuse. Des villages environnans qu’aucun marabout n’avait encore visités les supplians venaient en foule remettre entre les mains de l’Envoyé leurs misères et leurs craintes. Il faut avoir vu de ses yeux la misère de la campagne africaine, la solitude où l’homme est confiné pour comprendre la force d’attraction immédiate qu’exerce celui qui porte en lui quelque promesse de protection et de justice ; il faut avoir entendu la supplication passionnée d’une mère à qui les pillards de la tribu voisine ont tué son fils. Elle court, vieille femme à pas pressés, spectre de colère et de douleur, à la tente du marabout, les pieds dans la boue ou dans la poussière, sous le soleil torride ou sous la pluie démente qui bat son pauvre dos, elle fait des lieues et des lieues pour piquer à la tente de l’envoyé la djellab de l’enfant raidie dans le sang et trouée de balles. Et puis elle attend, inlassable, l’apparition du Saint. Devant sa face auguste elle se prosterne et, se penchant sur les tisons embrasés où fume le samovar de cuivre, elle saisit dans ses doigts un charbon rouge et le pose enflammé sur ses lèvres. Ainsi elle purifie sa bouche tremblante de tout mensonge et son cœur de toute haine impie avant de pousser la clameur de vengeance pour celui qui n’est pas mort dans son jour. Le Saint lui fera justice. La jeune fille en peine d’amour viendra sous ses voiles demander au marabout les amulettes qui fléchissent les cœurs rebelles. Toutes les espérances confuses, toutes les prières trop humbles pour arriver jusqu’à l’Eternel s’orientent sur le nouveau venu. Comme des prisonniers dans les ténèbres se précipitent tous ensemble vers l’issue où filtre une raie de lumière, les pauvres subissent l’attraction d’une nouvelle espérance. Plus de tâtonnement. Tout le culte diffus et vague se précise, saisit avec force l’être visible doué de sens pour voir, pour entendre, et le met pompeusement sur un autel. Comment douter de son origine quasi divine ? Descendant de Mahomet ! prestige vague et certain. Que sait le pauvre de la longueur des siècles, des précisions de l’histoire ? L’apparition du Saint est comme une projection subite des cœurs qui l’ont désirée. Le Prophète évanoui dans la nuit profonde du temps devient soudain visible en son descendant.

D’ailleurs, le marabout n’apportait pas un culte nouveau, ce n’était pas un réformateur. Il disait comme les autres : Dieu est Dieu et Mahomet est son prophète. Après lui, le peuple répétait