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ESQUISSES MAROCAINES.

lui dans le glorieux tombeau de son couchant tout un jour de la vie universelle qui ne laissera d’autre trace que celle qui s’inscrit dans la mémoire des hommes. Le Musulman sans histoire et sans mémoire, le Musulman pauvre des petites villes et des campagnes semble avoir accepté pour toujours cet écoulement inexorable de la vie. Du matin au soir, de la naissance à la mort, du bord d’un siècle à l’autre bord, il semble tourner ignorant et obéissant dans le cycle immuable, l’éternel recommencement.


II

Un jour, un envoyé du Sultan Abd El Aziz ayant promené sur le prestigieux Paris ses yeux émerveillés, fut invité à voir à Longchamp une revue militaire. C’était un 14 Juillet. Très silencieux, impassible, à demi-caché dans les enroulemens de laine blanche qui le recouvraient de la tête aux pieds, il regardait, accoudé sur le rebord de la tribune, passer nos régimens. Il avait vu ainsi s’écouler en phalanges régulières trente mille hommes. Chaque colonne avait la précision et l’unité d’un engin de guerre. Le pas des soldats sur chaque ligne avait l’uniformité exacte d’un compas qui s’ouvre et se referme. Mille bouches ensemble collées aux cuivres avaient sonné le même hymne martial. Sans prononcer une parole, le vizir avait écouté ce roulement d’armée. Quand tout fut fini, relevant la tête et fixant ses prunelles noires sur l’interprète confident de ses secrets étonnemens, il lui dit, montrant cette multitude d’hommes qui s’éloignaient dans la vapeur d’argent du matin : « Est-ce qu’ils ont tous des noms ? »

Cette naïve question, l’Européen se la pose un beau jour, lorsqu’il se réveille de cette contemplation un peu léthargique à laquelle il s’est abandonné en retrouvant à longs intervalles ou à longues distances ces populations de races diverses qui, des campagnes égyptiennes et même des rives d’Asie aux petits villages épars autour du Cap Spartel, parlent toutes à peu près la même langue, pratiquent le culte musulman, vivent de la même vie dans les mêmes paysages, labourent, sèment, moissonnent, paissent sur l’herbe maigre de maigres troupeaux, pèchent le thon, le rouget et la dorade sur les barcasses, fourmillent dans les souks et dans l’ombre des bazars. Est-ce qu’ils