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grandes rames en faisant aussi han ! han ! sur les barcasses, ou bien c’est lui qui descend attelé au timon avec son compagnon, courant du même pas rebondissant dont le rythme est resté dans votre mémoire. C’est le même rire des dents blanches, le même torse haletant. Et les grandes caisses d’œufs sont toujours pendues au timon. La fillette qui vous riait autrefois passera près de vous, voilée, muette sous le haïk sépulcral qui recouvrait sa mère. Sur les tertres du cimetière vous croirez voir le soir les fantômes vus autrefois, vêtus des mêmes suaires, dociles à l’appel de la nuit. Les âges de la vie se sont succédé sans heurts ni résistance. C’est la régularité des saisons : le printemps, l’été, l’automne, la mort et puis encore le printemps. Ce que nous en percevons nous laisse la même sensation que l’écoulement silencieux du sable dans le sablier. On écoute, mêlés au chant des grillons, les clairs jasemens des jeunes femmes assemblées autour des fontaines, comme on écoute des ramages d’oiseaux. C’est le même intarissable trille de rossignol, qui recommence à la saison d’amour. Et quand les vieilles femmes édentées, accroupies sur les nattes, se disputent d’un gourbi à l’autre, on pense aux jacassemens énergiques des pies querelleuses, trop vieilles pour quitter leurs tristes nids. Le vieillard dans ses haillons ouverts sur la sécheresse noueuse de son corps, penché sur son bâton et qui tend sa sébille, a, mendiant, la majesté mélancolique d’un arbre dépouillé de fruits, de feuilles, blessé dans la moelle de sa vie et qui va périr. Combien de fois, engourdis nous-mêmes dans le charme des pays arabes, avons-nous exalté l’immobilité musulmane, le mutisme musulman, combien de fois en avons-nous célébré la gravité, le charme noble ! Nous y retrouvons la même impression que nous donnent les calmes forêts où tout s’accorde et concorde. C’est le silence et l’harmonie d’une humanité qui n’a pas la parole, où l’esprit n’a pas contrarié la nature, encore parente des bêtes dont les beaux yeux étincelans de vie et de passion sont pleins des mystères d’un monde qu’ils reflètent sans le connaître. Oui, on est « pris, » dans ce charme de silence et d’accord entre les hommes et les choses ; on le subit sans penser, sans raisonner, pendant les longs jours de voyage où rien n’arrive que les heures. Au matin, le soleil surgit au bord de l’horizon de plaine. Tous les jours nos yeux suivent et calculent ses pas tandis qu’il chemine vers l’autre bord. Il emporte avec