le latin, j’ai déjà parcouru toutes les distances de la vaste Russie, monde à l’usage duquel notre vieille mathématique n’a ni mètre ni balancier.
Après le hameau du relais, nous ne rencontrons plus une habitation. Les grelots de nos chevaux ébranlent à peine le silence écrasant, le calme morne de ces solitudes. Rien, dans nos campagnes si peuplées, ne saurait donner une idée de la paix profonde des steppes et des bois russes : grâce à elle, sans doute, de toutes ces choses assez tristes il se dégage une harmonie qui gagne insensiblement l’âme. Je ne trouve rien d’analogue à cette sensation pénétrante, dans mes souvenirs de voyage plus colorés : si je l’ai connue avant, c’est peut-être durant les quelques instans passés dans nos musées devant un Ruysdaël ; tenez, quand l’âme est grise à Paris par un jour d’automne, et qu’on va retrouver, au fond des salles muettes du Louvre, cette toile vide, brune et mystérieuse, où un groupe d’arbres plies sous la rafale habite seul la plaine détrempée ; le génie sombre du premier des paysagistes a écrit là dans chaque brin d’herbe, dans chaque nuage, les deux mots de cette terre du Nord : solitude et peine. On y devine sans la voir la fatigue du piéton attardé dans les boues et, dans l’infini où se prolonge cette toile, les mornes et puissantes énergies de la nature. Cette fatalité que le maître a peinte avec les élémens modérés d’un paysage flamand, la campagne russe la dit en grandes phrases simples et douloureuses. Voilà pourquoi nous rêvions d’un Ruysdaël slave, quand les chevaux franchirent une haie de clayonnages et s’arrêtèrent en plein bois, devant une grande maison de briques dans le style des dernières années de Catherine : nos hôtes nous attendaient sur le perron, entre deux tilleuls en fleurs où pendaient des lanternes de fer.
Je veux faire connaître la bonne grâce patriarcale d’un de ces intérieurs d’autrefois, comme il y en a encore tant en Ukraine. J’en choisis un au hasard, ils sont beaucoup qui se ressemblent. Une grande salle seigneuriale, servant tout à la fois de vestibule, de salon et de salle à manger ; dans l’angle, un vieux clavecin, relique de l’autre siècle ; aux murailles blanchies, pendent d’anciens portraits. Là grimacent, sur un voile épais de suie et de bitume, les profils naïvement terribles des hetmans zaporogues