Si Renan a lu cette jolie page de poésie alexandrine, qu’il aurait pu signer, il a dû s’applaudir d’avoir fait un tel élève.
Quand M. France sortit du collège, avait-il déjà lu Renan et Taine ? Il était en tout cas bien préparé à les lire, à s’assimiler toute la substance de l’Histoire de la littérature anglaise et de la Vie de Jésus qui, justement, coup sur coup, allaient paraître et faire le bruit que l’on sait. L’âpre et puissant dogmatisme de Taine ne pouvait manquer d’exercer une forte action sur cette pensée mobile et un peu flottante, une action qu’elle a plus tard très franchement avouée : « Taine était déterministe. Il l’était nettement et avec une abondance de preuves, une richesse d’illustration qui fit, sur la jeunesse intelligente, à la fin du second Empire, une impression beaucoup plus forte qu’on se l’imagine aujourd’hui... La pensée de ce puissant esprit nous inspira, vers 1870, un ardent enthousiasme, une sorte de religion, ce que j’appellerai le culte dynamique de la vie. Ce qu’il nous apportait, c’était la méthode et l’observation, c’était le fait et l’idée, c’était la philosophie et l’histoire, c’était la science enfin. Et ce dont il nous débarrassait, c’était l’odieux spiritualisme d’école, c’était l’abominable Cousin et son abominable école ; c’était l’ange universitaire montrant d’un geste académique le ciel de Platon et de Jésus-Christ. Il nous délivra du philosophisme hypocrite. En ce temps-là, nous avions, au quartier latin, un sentiment passionné des forces naturelles ; et les livres de Taine avaient beaucoup contribué à nous mettre dans cet état d’âme. Sa théorie des milieux nous émerveillait... L’idée que cette théorie pouvait n’être pas absolument vraie fut la seconde ou la troisième déception de ma vie[1]. »
Si M. France a été amené, dans la suite, à faire d’assez fortes réserves sur les idées de Taine, — par exemple dans un article non recueilli sur son Napoléon[2], — il n’en a jamais fait que
- ↑ M. Taine, Temps du 12 mars 1913 (non recueilli en volume).
- ↑ M. Taine et Napoléon, Temps du 13 mars 1887 (non recueilli en volume) : M. France reproche à Taine de n’avoir recueilli que les témoignages défavorables à Napoléon : « c’est ce que j’appelle l’art de se procurer des moellons à sa convenance. M. Taine a choisi ses matériaux avec une partialité sereine dont je suis étonné. » — Bien auparavant, dans un article perdu du Bibliophile français sur Juvénal (juin 1810), M. France disait déjà : « Prendre un écrivain et l’examiner en dehors de son milieu, au nom du goût et du sentiment littéraire, est un procédé à jamais condamné pour sa stérilité. La critique qui juge est morte, par bonheur, depuis longtemps ; la critique qui explique a pris sa place. Pour expliquer Juvénal, il fallait peindre le siècle et la ville où il a vécu... Et tout en employant de la sorte la méthode vulgarisée en France par un grand esprit contemporain, on eût pu éviter les excès d’un système trop rigoureusement appliqué. Après avoir montré dans quelle mesure Juvénal avait subi les influences du milieu ambiant, il était temps de rechercher dans quelle mesure il a pu, en vertu de la liberté humaine, réagir contre ces influences. » — A M. Jules Soury qui lui demandait conseil sur un livre à écrire, Taine, en 1878, signalait plusieurs sujets, entre autres l’Espagne de 1660 à 1690, et il ajoutait : « J’ai indiqué déjà cette époque à M. Anatole France. » Sans doute ce dernier lui avait aussi demandé conseil. (Correspondance de Taine, t. IV, p. 14.)