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pas qui les en délogera. Beati possidentes, disait autrefois Bismarck. Cette affaire d’Andrinople est assurément une des plus extraordinaires dans une époque où il y en a eu tant, et par extraordinaire nous voulons dire imprévue car, au fond, il n’en est pas de plus naturelle, ni de plus logique. La tragédie et la comédie s’y sont étroitement mêlées. Il est fâcheux que l’événement pèse sur nous comme il le fait encore : l’histoire, qui en parlera d’une manière plus dégagée, pourra y prendre quelque divertissement. Les Bulgares ont fait un immense effort pour s’emparer d’Andrinople ; encore n’en sont-ils venus à bout qu’avec les concours des Serbes. La ville une fois prise, les Serbes sont retournés chez eux et, au lieu de garder la place, les Bulgares ont suivi les Serbes pour leur tomber dessus. Ils ont imprudemment oublié la présence de la Turquie qu’ils croyaient épuisée parce qu’ils l’avaient battue et qui l’était moins qu’eux. Il est arrivé ce qui devait arriver. Les peuples armés sont comme les liquides qui pèsent sur leur bords et se répandent aussi loin qu’ils ne trouvent pas d’obstacle. Or les Turcs n’en ont trouvé aucun : les Bulgares étaient partis pour se battre et se faire battre ailleurs. Enverbey est redevenu assez facilement un héros : entré à Andrinople sans coup férir, il peut croire que la terreur de ses armes a tout fait fuir devant lui. Et ce n’est pas la seule conquête que les Turcs ont faite ou refaite : ils ont recommencé en sens inverse, c’est-à-dire en allant en avant, la campagne qu’ils avaient faite à reculons ; ils ont repris Kirk-Kilissé et Loullé-Bourgas : les mêmes noms peuvent servir désormais pour leurs défaites et pour leurs victoires. Ils ont même passé la Maritza et menacé Dedeagatch, le principal et presque le seul port qui reste aux Bulgares sur la mer Egée, et ils s’en seraient emparés comme du reste, s’ils n’avaient pas eu la sagesse de s’arrêter devant le grondement de l’Europe. Leurs victoires militaires ne méritent pas grande admiration, ils se sont contentés de profiter des circonstances : leur politique a eu des qualités plus sérieuses. Au premier moment, l’Europe leur a adressé les sommations les plus menaçantes ; les puissances ont déclaré qu’elles ne laisseraient pas déchirer le traité de Londres qui était quelque peu leur œuvre ; elles ont sommé la Porte d’évacuer Andrinople et de se cantonner derrière la ligne d’Énos-Midia. Après ce bruit de tonnerre, on a usé de quelque douceur ; on a fait entendre à la Porte que, si elle était bien sage, bien docile, bien obéissante, on rectifierait et on améliorerait cette frontière. Dans le cas contraire, elle n’avait à compter sur aucune indulgence. A la vérité, on ne savait pas encore trop ce qu’on ferait contre elle, mais pour le moins on lui