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ESQUISSES MAROCAINES.

cendre impalpable le ciel et la terre. Toujours voir une à une dans les nuits diverses, tantôt pâles et frissonnantes, tantôt fixes et flamboyantes comme des yeux divins dardés sur lui, s’allumer les étoiles. Toujours subir l’obsédante alternance du jour et de la nuit, n’avoir au cours des longs jours de route, d’autre attente que celle de voir les deux faces du monde, la terre et le ciel, se succéder et s’opposer l’une à l’autre dans le champ de la vision, l’une avec ses variations, ses caprices constans, l’autre avec sa régularité, impassible et souveraine, c’est de quoi déborder de toutes parts en rêveries obscures, en sensibilité religieuse, presque physique, ce que l’affirmation du dogme unique et la connaissance d’un seul livre a de trop concis. Autour de cette âme qui fait un faible effort pour s’élever dans la connaissance et le culte du divin, il y a comme une frange qui pend sur la terre. Au reste, si le culte du pauvre fellah pour le marabout dominateur s’explique par la longue continuité de sa vie rudimentaire, la révérence de notre beau marchand maure, musulman actif et convaincu, pour le pauvre marabout-esclave qu’il couche, véritable poupée de son, en travers de sa selle, n’est pas inexplicable. Si l’on s’en tient aux apparences, il semble qu’un monde de civilisation et de culture sépare le pauvre loqueteux, l’homme du troupeau humain, de ce marchand riche, qui commande à des esclaves. En réalité, dans ces contrées où l’homme n’a dominé la nature, ni par la force, ni par la science, riche ou pauvre, faible ou puissant, il demeure l’esclave de son ignorance ; la vie du riche et celle du pauvre se ressemblent, leurs âmes aussi. Si notre marchand cossu, qui a des douros plein sa ceinture, suppute les marchés avantageux qu’il fera demain à Marrakech en palpant les esclaves à vendre, il n’a guère dépassé en notions raisonnables le pauvre fellah qui suppute le prix de la poule qu’il vendra au souk. Qu’a-t-il appris ? à échanger des denrées contre des douros et des douros contre des denrées. A l’étranger qui sonde son savoir il explique gravement que la terre est portée sur la corne d’un bœuf : il lui montre, inscrite sur un petit carré de satin vert, la série des nombres en lesquels il a foi et dont la combinaison assure le triomphe de sa religion, de sa race, sur l’envahisseur. Toute son orthodoxie musulmane ne l’a pas affranchi de sa condition d’homme inculte à qui nulle formation intérieure n’a révélé l’intuition juste des vérités essentielles à la vie. Il