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ESQUISSES MAROCAINES.

de sa monture. Que porte-t-il en croupe ? Une sorte de loque humaine, un mannequin de son, que l’on a hissé avec peine en travers de la selle, et dont on voit pendre les jambes noires flottantes sous les guenilles. La tête repliée sur la poitrine est secouée au pas de la mule ; les cheveux gris et longs sont hérissés comme les poils d’un balai. Le jeune marchand, si grave, si beau, avec sa face placide dans le collier de barbe noire, porte avec lui son marabout, son talisman vivant. Le soir, à l’étape, quand se seront évaporées dans le vent froid du soir les odeurs de graisse sucrée et d’huile, quand se seront tus les chants et les grincemens de guitare, on verra le pauvre être roder autour des tentes et se nourrir des miettes tombées de la diffa. Il entassera précieusement dans sa giberne les chiffons, les bouts de papiers qui se distribueront un jour en reliques. Il couchera à la belle étoile, sur une petite natte, la tête sur les fougères. Nul n’a cure de sa vieille carcasse qui a subi le froid, le chaud, la dégradation de la misère et de la vieillesse. Sa peau est dure et noirâtre ; il ressemble aux grimaçantes statues de bois qu’adoraient les vieux païens et que le temps fendillait. Nul ne sait où il est né ; épave de divinité, il participe encore aux privilèges des dieux, semble né pour vivre toujours. Quand les voyageurs seront tous endormis et que les bougies seront éteintes sous les petits cônes de toile, quand le silence planera sur le camp, on entendra un étrange chant de flûte : des sons spasmodiques, des sifflemens qui ressemblent au hululement doux des vents tièdes, aux appels des cormorans. C’est le marabout, le derviche qui souffle dans ses roseaux. Son âme démente s’exhale en sons fantastiques, qui ont tous les caprices et toute la tristesse des esprits de la nuit. Le voyageur qui s’endort, bien enroulé dans ses burnous, la tête sur les coussins de cuir, après le fumeux repas, entend le chant étrange et familier. C’est pour lui comme une émanation de la vie qu’on ne voit pas et qu’on ne comprend pas, une communication avec le monde mystérieux qui l’environne. Le marchand dort, mais son marabout chante et prie : le son du roseau est apaisant et doux comme si l’haleine tiède du vent le traversait ; il monte incertain, tremblant dans l’espace nocturne, il tremble comme tremble la lumière des étoiles, et comme tremble la petite flamme que le malade aime à sentir près de lui, qui rassure son âme dans la longue nuit hantée de tristes songes.