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de ce monde : qu’il meure, il sera enfin rentré dans son royaume. Qu’une femme enfin, en ce pays de pudeur farouche, se montre nue sur le souk, qu’elle y rampe comme une bête au milieu des pastèques, des oranges, des choux, des tas de charbons et des ferrailles, qu’elle pousse des exclamations rauques, elle est acceptée et vénérée. A toute heure on la voit, gaupe sans forme, sans nom ; dans sa crinière noire se mêlent les détritus du souk, un sombre esprit l’habite ; elle rôde autour des chevaux et des mulets. C’est la divinité changée en bête. Elle est marabout. Sur le souk, elle y vieillit noire et horrible et sacrée.

Sommes-nous donc, en une simple promenade autour de la ville musulmane, la plus accessible et la plus banale, en ouvrant les livres les mieux connus, arrivés à une conception de l’islamisme si différente de celle que nous en donnait le tableau vivant si beau, si régulier ? En rentrant par la porte rose ogivale, ne verrons-nous pas le muezzin sur son minaret rappelant aux fidèles qu’Allah est Allah et Mahomet son prophète ? Ne verrons-nous pas les beaux marchands en burnous blancs, dignes et impassibles, monter à la mosquée ; les nobles et orthodoxes ulémas ne passeront-ils pas en portant sur leurs visages le dédain magnifique que leur inspire leur infaillibilité ? On croirait n’avoir pas écrit ces lignes en vain, si l’on avait fait comprendre avec quelle facilité une religion, qui n’établit pas sur la pureté de la vie intérieure la notion de la sainteté, se déforme et ramène les âmes aux ténèbres primitives d’où un instant elles avaient cru sortir. Le beau et l’horrible se touchent et se suspendent à la même origine. Les âmes voient de leur prison filtrer la lumière, elles se précipitent vers l’issue, — et pour des milliers d’entre elles la porte se referme, elles demeurent dans cette nuit sans fin ; elles s’y complaisent, elles y sont nées, elles savent, comme les aveugles, y marcher à tâtons, interprétant tous les sons, toutes les lueurs, tous les signes perceptibles aux sens, qui peuvent les aider à percer le mystère de leur destinée.

Voyez le beau jeune homme, bien pesant sur sa mule, qui passe suivi d’un long convoi de serviteurs, de femmes et d’esclaves. C’est un marchand cossu : cela se voit aux belles lames rayées de soie de son burnous, aux ballots d’étoffes juchés sur les mules, au collier de grelots qui sonnent au cou