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ESQUISSES MAROCAINES.

attendait l’effet sûr du mystère attaché à sa venue, à sa personne. Et le fellah pour obéir à cette attraction, n’avait qu’à suivre le chemin déjà familier, il y venait à pas plus fermes et plus pressés sachant que, là où il avait tant de fois invoqué les génies invisibles, un être humain enfin l’attendait, l’écouterait et lui répondrait. L’ouali disait « Dieu est Dieu, » le fellah, ses yeux flambans et dociles fixés sur les yeux de son maître, répétait Dieu est Dieu, « Fais l’aumône, disait le marabout. Nourris celui qui t’apporte la parole divine et détient la baraka. Allah te bénira. « Et le fellah apportait à l’ouali le bélier aux belles cornes, le coq blanc, comme son père les portait avant lui devant la pierre levée, ou le petit tumulus de terre. Il s’en retournait remercié et béni croyant avoir vu enfin de ses yeux mortels celui dont il avait tant de fois invoqué l’esprit invisible. Comme une forme nouvelle se coule dans les moules anciens, le culte qu’enseignait le marabout et ensuite le culte du marabout lui-même s’infiltrait dans les âmes, dans les choses, dans la terre elle-même.

Le paysan isolé dans la plaine ou retiré dans sa montagne, pouvait-il savoir quand il aidait l’envoyé à poser sa tente que ses mains coopéraient à la construction de la citadelle islamique, où l’âme africaine allait se retrancher, farouche, immobile ? Pauvre, inculte, il n’avait pas comme les Hébreux adoré le veau d’or, ni sculpté dans la pierre ou le bois les dieux que le Prophète abhorre, et contre lesquels le Livre jette le perpétuel anathème. Pour cet enfant de la nature, le changement était invisible et presque insensible. Si le marabout ne tolérait pas les dieux, il tolérait toutes ces hordes d’esprits qui assiègent une âme et la font se rendre à merci. Du paganisme à l’islamisme ainsi compris il n’y avait que l’ombre d’une ombre. Il n’y a de Dieu que Dieu, balbutiait le fellah, retournant à son gourbi par les chemins incertains. Mais sur son cœur il serrait les amulettes et les talismans que l’ouali lui avait donnés. Il y contemplait avec vénération les hiéroglyphes que l’ouali y avait inscrits. Dans toutes les heures de danger, il y portait sa main tremblante. Le vrai Dieu, l’Unique était dans le petit sac de cuir. L’enfant du fellah, dès que ses doigts incertains voulaient saisir un objet, trouvait sur sa poitrine, pendu à une petite cordelette, l’enveloppe où étaient enfermées sous une forme indéchiffrable les formules et les prières qui le liaient à une religion