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coalisées. » La loi de 1884, en assurant aux syndicats un privilège légal, leur imposait d’ailleurs le strict devoir de se maintenir sur le terrain légal.

Il en fut ainsi, à de rares exceptions près, jusqu’en 1895. Mais, à cette date, l’infiltration anarchiste, conçue et réalisée par Fernand Pelloutior et ses amis, modifia la situation. Dès lors, les syndicats se désintéressent peu à peu des questions corporatives. L’idée de grève générale révolutionnaire, politique plus que professionnelle, passe au premier plan. Elle a pour corollaire la haine de l’armée : car l’armée est au service de l’ordre. L’antimilitarisme, à son tour, conduit à l’antipatriotisme. Car l’armée existe en fonction de la patrie et, pour atteindre sûrement la première, il faut s’attaquer à la seconde. L’évolution de la doctrine syndicaliste, envahie d’esprit anarchiste, est rapide et décisive.

Dès le Congrès d’Alger de 1902, la G. G. T. décide la publication du Manuel du Soldat, dont la rédaction est confiée à M. Yvetot, anarchiste d’origine. Ce Manuel, qui résume officiellement la doctrine du parti, n’a pas eu moins de seize éditions, au total 185 000 exemplaires. Il se divise en trois chapitres : la patrie, l’armée, la guerre. Il se termine par une conclusion et par des conseils aux conscrits.

La patrie est « une religion imbécile. » Il est temps d’en finir avec cette « comédie sinistre. » L’armée est au service « des intérêts de quelques-uns. » Quant aux officiers, « le meilleur est celui qui se montre en toutes circonstances la plus parfaite brute ; exemple Anastay, Esterhazy, Voulet, Chanoine, etc. » Par suite, l’armée « entretient avec soin la force bestiale idéalisée et panachée. » Les années de service sont pour chaque citoyen « un apprentissage de brutalité et de bassesse. » L’armée n’est pas seulement « l’école du crime. » Elle est encore « l’école du vice, l’école de la fourberie, de la paresse, de l’hypocrisie et de la lâcheté. » En conséquence, le Manuel précise l’attitude que devront adopter les soldats mis par force au service de « la patrie, cette idole. » A ceux qui ne croiront pas pouvoir supporter « les vexations, les insultes, les imbécillités, les punitions et toutes les turpitudes de la caserne, » on dit : « Désertez. » Aux plus patiens ou aux plus timides, on conseille : « De l’école du crime faites une école de révolte. » Cette révolte sera un devoir dans deux cas : en cas de grève et en cas de guerre : car