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les deux derniers états d’une rédaction déjà très poussée et qui, depuis une vingtaine d’années, a été corrigée, retouchée, remaniée à plusieurs reprises. Et certes, cela aussi est fort instructif. Songeons qu’il n’y a peut-être pas, dans cet « exemplaire de Bordeaux, » une seule page sans corrections, au moins typographiques, et que les additions ou corrections écrites sur les marges, — presque toutes sont fort intéressantes et importantes, — sont au nombre d’environ six cents.

Ces corrections et additions, à vrai dire, M. Strowski ne pense pas qu’elles soient improvisées. « Il ne faut pas croire, nous dit-il, que ces pages soient un brouillon. Montaigne s’y reprend souvent, mais ce n’est pas, sauf d’inévitables exceptions, à la manière des gens qui hésitent sur le mot ou sur l’idée. La formule est tout arrêtée dans sa tête, ou vraisemblablement dans un brouillon, avant qu’il la transcrive posément sur les marges de l’exemplaire de 1588. » J’ai quelque scrupule à contredire ici M. Strowski : il a, évidemment, étudié de plus près que moi l’ « exemplaire de Bordeaux. » Cependant je l’avoue, mon impression n’est pas conforme à la sienne. Nous avons tous, en vue d’une réédition, corrigé et remanié, sur des « bonnes feuilles » ou d’anciennes épreuves, le texte d’un de nos ouvrages ; nous y mettions moins de façons que le Montaigne de M. Strowski ; nous ne nous préparions pas à ce travail par des brouillons préalables ; la lecture attentive de nos « bonnes feuilles » ou de nos épreuves nous suggérait les corrections, additions ou remaniemens nécessaires, et, au fur et à mesure que ces corrections se présentaient à notre esprit, nous les notions sur nos « bonnes feuilles, » quitte à corriger à leur tour ces corrections mêmes, à chercher, la plume à la main, des formules plus heureuses, et à substituer ces formules à celles que nous avions conçues tout d’abord. Il me semble que c’est là exactement ce qu’a fait Montaigne, et que nous avons bien, dans l’ « exemplaire de Bordeaux, » tout le travail de corrections auquel il s’est livré, en tête à tête avec son texte, aussitôt après avoir reçu ses « bonnes feuilles » de 1588. En tout cas, s’il a voulu mettre au net sur les marges de ses « bonnes feuilles » les corrections notées sur un brouillon antérieur, cette mise au net est loin d’être parfaite : les ratures, les reprises, les modifications et corrections de toute sorte y sont fréquentes, et, — fort heureusement, d’ailleurs, — nous permettent de suivre comme à la trace tout le travail de la pensée et du style chez l’auteur des Essais.

Il faudrait de longues pages, et un très minutieux labeur d’examen et de comparaison pour indiquer seulement tout ce que l’étude attentive de l’ « exemplaire de Bordeaux » peut nous révéler d’intéressant