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de Bordeaux » qui a servi de base à l’établissement du texte de l’édition définitive des Essais que Mlle de Gournay a procurée en 1593. Comme le dit très bien M. Strowski, dans cet exemplaire tout couvert de l’écriture du grand écrivain, « nous avons à la fois la pensée dernière de Montaigne et la forme définitive qu’il voulait donner au livre qui était son image. »

On conçoit dès lors tout l’intérêt de « l’exemplaire de Bordeaux, » tout l’intérêt aussi de la publication qui en facilite l’étude au commun des lecteurs. Nous voudrions tout connaître d’une grande œuvre littéraire. Non seulement nous désirerions nous en représenter la genèse intérieure jusque dans le plus minutieux détail ; mais encore nous aimerions voir l’écrivain à sa table de travail ; il nous plairait de suivre sur le papier le labeur de sa plume et les caprices de son inspiration ; nous souhaiterions surprendre son premier jet, ses repentirs, ses ratures et ses retouches ; nous voudrions lire et comparer ses brouillons successifs, recueillir la série de ses corrections d’épreuves, bref, depuis le moment où la pensée maîtresse de son livre jaillit dans le cerveau de l’auteur jusqu’au jour où un texte imprimé la réalise à tous les yeux, nous voudrions la voir naître, grandir, se transformer et se développer devant nous. Hélas ! il est extrêmement rare que notre curiosité trouve, même modérément, à se satisfaire : les auteurs n’aiment guère à laisser traîner leurs manuscrits et leurs épreuves. Aussi, quand, d’aventure, il nous parvient quelques-uns des états intermédiaires de leur pensée en quête de son expression définitive, devons-nous bénir le ciel d’une si heureuse fortune. Car, sur ces feuillets sauvés de la destruction, nous pouvons saisir le secret de leur méthode de travail et deviner, au moins en partie, les démarches coutumières de leur esprit.

C’est bien un enseignement de ce genre que nous offre la reproduction de l’ « exemplaire de Bordeaux : » enseignement beaucoup moins abstrait, beaucoup plus vivant que celui des meilleures « éditions critiques, » fût-ce même « l’édition municipale. » « Aucun manuscrit, — écrit M. Strowski, — aucun manuscrit, non pas même celui des Pensées de Pascal, ne révèle avec une plus fidèle précision le mouvement de la pensée de son auteur ; aucun ne se rattache plus étroitement à tout le développement intellectuel d’un homme. » C’est peut-être beaucoup dire : le manuscrit des Pensées de Pascal aura toujours pour lui de nous donner, presque toujours, le premier jet du grand écrivain, de nous révéler cette pensée brûlante tout près de sa source jaillissante : tandis qu’au contraire, avec Montaigne, nous avons, dans les épreuves d’une sixième édition, presque le dernier état, en tout cas