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l’auteur a été d’établir, tôt ou tard, un contact entre les deux figures. Il y a plus : au moment même où son Alexandre vient demeurer à Taganrog, ce vagabond qui lui ressemble trait pour trait nous est montré arrivant, lui aussi, dans la petite ville de Crimée : après quoi nous l’en voyons sortir, au lendemain de la mort du Tsar, mais sans que le romancier ait tiré aucun parti de cette coïncidence, à tout le moins singulière.

C’est que probablement, dans le temps où il travaillait à la rédaction du roman, M. Merejkovski aura été contraint de changer d’opinion sur l’identité de l’énigmatique Fedor Kousmitch ; et j’imagine que l’une des causes principales de ce revirement aura dû être la lecture d’un travail tout récent du grand-duc Nicolas, où ce prince a, précisément, entrepris de réduire à néant la fameuse légende. En présence d’une réunion aussi considérable de preuves documentaires, le romancier se sera senti forcé de renoncer, désormais, à un dénouement dont la couleur romanesque n’avait pu manquer jusque-là de séduire son goût naturel d’imprévu et de singularité psychologiques. Par où l’auteur d’Alexandre Ier nous a montré, une fois de plus, la scrupuleuse conscience littéraire qu’il a coutume d’apporter à tous les détails de sa tâche ; et que si, peut-être, sa propre fantaisie a eu un peu à souffrir de la nécessité d’un tel sacrifice, personne du moins, parmi ses lecteurs, ne s’avisera de regretter une décision qui nous aura valu quelques-unes des plus belles pages qu’il ait jamais écrites. Car le fait est qu’il y a là, — dans cette peinture des derniers jours d’Alexandre et des sentimens inspirés par la perspective de sa mort aux diverses personnes de son entourage, — un mélange tout à fait admirable de ces qualités d’émotion poétique et de naturel dont l’absence nous a trop souvent frappés au cours des chapitres précédens La figure de l’impératrice Élisabeth, en particulier, se dégage soudain de la brume où nous tentions vainement de la deviner ; aucune trace ne subsiste plus, en elle, des complications sentimentales qui longtemps nous l’avaient rendue à peu près incompréhensible ; et voici qu’au lieu d’une créature énigmatique nous apercevons devant nous une pauvre femme qui ne sait qu’aimer et que pleurer, — mais combien plus touchante sous cet aspect nouveau !


T. DE WYZEWA.