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progrès il témoigne, sous le rapport de l’exactitude documentaire, en comparaison des premiers romans historiques de M. Merejkovski. Lorsqu’il avait tenté d’incarner tour à tour ses rêves philosophiques dans la double figure de Julien l’Apostat et de Léonard de Vinci, il avait paru inutile à M. Merejkovski de perdre beaucoup de son temps à la reconstitution fidèle des milieux où s’était déroulée la carrière de ces deux héros. Mais plus tard, peu à peu, et notamment depuis qu’il avait abordé des sujets tirés de l’histoire nationale de la Russie, force lui avait été de reconnaître l’impossibilité pour lui de persister dans cette négligence de la vérité historique de ses peintures ; et déjà son récit du conflit tragique de Pierre le Grand avec le tsarévitch Alexis nous avait offert le spectacle curieux d’une œuvre romanesque où des personnages essentiellement « anachroniques, » avec des âmes toutes « modernes, » nous étaient montrés dans un encadrement d’une authenticité indéniable. Cette fois, dans son Alexandre Ier, il n’y a pas jusqu’aux personnages principaux qui, pour fragmentaires et souvent contradictoires qu’ils nous paraissent être, ne tâchent pourtant à différer sensiblement de nos mœurs et de nos habitudes intellectuelles d’aujourd’hui ; sans aucun doute, l’auteur a travaillé de tout son pouvoir à leur donner des âmes de contemporains de l’âge romantique, — sauf pour chacun d’eux à refléter d’une façon particulière le même grand besoin collectif d’exaltation religieuse et sentimentale.

Mais bien plus intéressant encore est, pour nous, ce que l’on pourrait appeler le décor historique du roman, — en désignant par là, tout ensemble, et l’apparence extérieure du monde habité par les principaux personnages et l’immense foule pittoresque des figures accessoires dont ils sont environnés. C’est en vérité surtout à ces innombrables figures, évoquées devant nous tout au long du livre, que celui-ci devra toujours d’occuper une place honorable parmi la littérature russe de notre temps. Humbles et touchans serviteurs de la famille Impériale, officiers riches ou pauvres amenés sans trop savoir comment à conspirer contre la vie d’un empereur qu’ils adorent, adeptes fanatiques de la folle secte des Skoptzy ou de la religion nouvelle, — et non moins insensée, — que vient de fonder l’étonnante « petite Mère » Tatarinova : autant de types inoubliables que M. Merejkovski a reconstitués avec un soin scrupuleux, à l’aide des chroniques contemporaines, et dont la réunion suffirait, à elle seule, pour nous donner pleinement la couleur et le relief d’une époque. Combien j’aurais aimé, notamment, pouvoir mettre sous les yeux du lecteur français le tableau de l’une ou l’autre des séances de ces sociétés secrètes