Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 16.djvu/943

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pauvres êtres qui pensent, et sentent, et s’agitent au hasard : mais souvent aussi notre impuissance à concevoir une image ordonnée et totale de figures importantes, comme celles de son empereur Alexandre ou de ses conjurés décembristes, tient incontestablement chez lui à une réelle gaucherie professionnelle, qui le porte à se noyer dans ses analyses, au lieu de conserver, par-dessus celles-ci, la sûre et vigoureuse lucidité « créatrice » de ses deux maîtres préférés, le comte Léon Tolstoï et Dostoïevsky.


Le don mystérieux de « créer, » c’est toujours ce qui a le plus manqué à M. Merejkovski, dans ses consciencieux romans historiques. Soit que l’éminent écrivain russe nous raconte la vie de Léonard de Vinci, ou de Pierre le Grand, ou d’Alexandre Ier, toujours l’on croirait voir un critique d’art, un historien, un philosophe se divertissant à entourer d’une affabulation romanesque les idées et les sentimens qui lui tiennent au cœur. Mais il n’en reste pas moins que ces traités de métaphysique ou d’histoire déguisés en romans constituent, de nos jours, des événemens mémorables dans la littérature de leur pays, au point que le nouvel Alexandre Ier, par exemple, aura été sûrement l’ouvrage le plus lu et le plus apprécié en Russie depuis la mort de Tolstoï. Car, tout d’abord, c’est chose trop certaine, — ainsi que j’ai eu déjà l’occasion de le dire, — que de longues années de fièvre politique et sociale ont provisoirement arrêté l’essor du génie poétique russe. Pas un des auteurs parvenus de nos jours à la notoriété, les Gorki et les Andreief, les Artsybachef et les Couprine, n’a décidément réalisé les heureuses promesses de ses débuts ; et d’année en année leurs compatriotes, à mesure qu’ils se détournaient d’eux avec un légitime dédain pour l’indigence de leur pensée et leur banale fécondité d’improvisateurs, goûtaient et respectaient davantage l’œuvre d’un écrivain qui, passionnément épris de pure beauté, ne se lassait pas d’employer du moins une patience merveilleuse à vouloir transformer en art tous les fruits de son cœur et de son cerveau.

A quoi il convient d’ajouter qu’une race plus ou moins indifférente à notre idéal classique de perfection formelle devait, naturellement, pardonner sans trop de peine à M. Merejkovski la regrettable insuffisance esthétique de ses romans, en considération de ces trésors même d’intelligence et de science qui s’y trouvaient enfermés. Car l’on ne saurait assez reconnaître combien un livre tel que cet Alexandre Ier, avec toutes ses lacunes, est riche de vues ingénieuses sur les hommes et les choses, ni surtout de quel immense