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scène que j’ai citée tout à l’heure avec l’inoubliable peinture d’une matinée de l’empereur Nicolas Ier que nous a laissée le comte Tolstoï dans l’un des plus parfaits, à la fois, et des moins connus d’entre ses récits, l’admirable roman posthume intitulé Hadji-Mourad ![1]. Et ce n’est pas seulement de par l’infériorité évidente de son « métier » que l’Alexandre Ier de M. Merejkovski nous produit la fâcheuse impression d’une œuvre « manquée : » il y a dans son roman un autre défaut plus grave encore, peut-être, et qui aurait même de quoi nous faire souhaiter que le jeune écrivain russe renonçât désormais entièrement à l’imitation du vigoureux conteur de Hadji-Mourad.

Ce défaut consiste, autant du moins qu’il m’est possible de le définir, en une inaptitude manifeste à tirer parti de la méthode « analytique » empruntée par M. Merejkovski au comte Tolstoï, Lorsque celui-ci nous fait voir, à vingt ou trente reprises successives, quelque chose comme des « tranches » isolées de la vie de ses personnages ; lorsqu’il représente le prince André aux diverses phases de son existence de soldat, ou bien lorsqu’il promène son Pierre Bezoukof de salon en salon, toujours nous sentons que non seulement ces personnages demeurent absolument les mêmes, avec un fond de caractère à peu près immuable, mais aussi que leur caractère nous devient plus familier au fur et à mesure qu’ils reparaissent devant nous, comme si, chaque fois, nous pénétrions un peu plus loin à l’intérieur de leurs âmes. Chez M. Merejkovski, au contraire, nulle trace d’un pareil « développement » continu des figures. Tantôt les personnages ne nous laissent apercevoir qu’un tout petit coin de leurs âmes, rappelé infatigablement sous nos yeux à la manière de ces « tics » que l’on a trop justement reprochés aux fantoches des romans de Zola ; et tantôt chacun des chapitres où reparaît l’une des figures principales nous la présente sous un aspect absolument nouveau, sans que l’auteur nous indique le moyen d’unir entre eux ces divers traits épars, ou quelquefois même sans qu’il nous permette d’oublier ce qu’ils nous semblent avoir d’incompatible.

Défaut qui pourrait bien résulter en partie du profond scepticisme philosophique de M. Merejkovski, ou, pour mieux dire, de son profond mépris à l’endroit de notre misérable nature humaine ; et je ne serais pas étonné que, çà et là, l’auteur d’Alexandre Ier eût renforcé à dessein les contradictions qui nous frappent aujourd’hui dans le caractère de ses héros, afin de faire plus évidemment de ces derniers de

  1. Une traduction de ce beau récit a paru récemment dans les Romans et Contes posthumes de Léon Tolstoï (1 vol. Perrin, 1913).