Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 16.djvu/941

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Tout l’énorme roman nouveau de M. Dimitri Merejkovski n’est fait que d’une suite de scènes, ou plutôt de tableaux, dans le genre des pages que je viens de citer. L’auteur nous fait assister tour à tour à de longs entretiens de l’empereur Alexandre avec une fille qu’il a eue de l’une de ses maîtresses, avec sa femme l’impératrice Elisabeth, avec son ministre et tout-puissant favori, le comte Araktcheief, avec un officier qui vient lui dénoncer une vaste conjuration organisée contre lui. Après quoi nous suivons le couple impérial à Taganrog, en Crimée ; et plus de cent pages sont employées à nous décrire la maladie, la mort, les apprêts des obsèques d’Alexandre Ier Sans compter que, par un procédé de narration « en partie double » emprunté aux deux grands romans réalistes de Tolstoï, M. Merejkovski n’a exactement accordé à l’Empereur qu’une moitié des chapitres de son roman. D’un bout à l’autre de celui-ci, les tableaux de la dernière année de la vie d’Alexandre Ier alternent avec d’autres tableaux tout différens, où nous sont décrites les séances de ces sociétés secrètes dont les chefs, comme l’on sait, allaient être arrêtés et châtiés avec une rigueur implacable par le tsar Nicolas, presque au lendemain de la mort d’Alexandre. Le romancier a imaginé d’opposer, en quelque sorte, à la figure historique de l’Empereur, le personnage plus ou moins fictif d’un certain prince Valérien Galitzine, neveu du célèbre ami et confident d’Alexandre ; et invariablement il transporte notre attention de l’un à l’autre de ces deux héros, dont l’un lui offre l’occasion de nous dépeindre les sphères politiques et gouvernementales, tandis que l’autre lui sert de prétexte pour nous conduire successivement auprès des Ryleief et des Bestouchef, des Mouravief et des Pestel, de ces officiers conspirateurs que l’on a coutume d’unir sous l’appellation collective de « Décembristes. » C’est tout à fait de la même manière qu’autrefois, dans la Guerre et la Paix, les chapitres consacrés à la carrière militaire du prince André s’entremêlaient avec d’autres chapitres d’une portée tout intime, qui constituaient, proprement, dans l’ouvrage, l’élément de la « paix, » et où Tolstoï nous racontait les aventures sentimentales de l’honnête et naïf Pierre Bezoukof.

Aussi bien l’ensemble du nouveau roman de M. Merejkovski nous apparaît-il comme une utilisation incessante des procédés littéraires du comte Tolstoï, à tel point qu’il nous semblerait vraiment lire quelque chose comme un « pendant » ou une continuation de la Guerre et la Paix, si trop souvent le consciencieux effort artistique de l’imitateur n’échouait à nous rappeler la simple et forte maîtrise de son modèle. Que l’on compare à ce point de vue, notamment, la