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— Père, que dites-vous là ? Je connais le prince Alexandre Nicolaïevitch depuis trente ans. Nous avons grandi ensemble, et je l’aime comme un frère. Si celui-là est un suppôt du démon, j’en suis un aussi !

— Mais oui, toi aussi, toi aussi, pieux empereur, tu es loin du Très Haut : tu te creuses par ignorance l’abîme de la perdition ! Toi aussi, si tu ne te repens pas, tu vas tomber dans les filets de Satan !

Tremblant comme une feuille, il sursauta, fixa sur l’Empereur ses yeux enflammés, et se mit à crier comme un possédé :

— Dieu est avec moi ! Le Seigneur des armées est avec moi ! Qu’ai-je à craindre d’un homme ? Tu es un tsar et tu peux tout, tu peux m’écraser du pied comme un passant écrase une fourmi. Tue-moi, châtie-moi, prends ma vie ! Je ne crains rien ! Anathème à tous les ennemis du Seigneur !

Dans sa main droite levée brillait quelque chose comme un poignard. C’était un crucifix de cuivre.

L’Empereur, à son tour, se leva et fit quelques pas en arrière. « Un fou ! » songea-t-il.


Mais quand ensuite Photius, par un brusque retour, s’agenouille devant lui, et le supplie ardemment de sauver la Russie de l’immense danger qui la menace, Alexandre fait voir, une fois de plus, l’étrange mobilité de son âme de rêveur. « Un fou ? se dit-il. Et pourquoi donc un fou ? Serait-ce parce que cet homme n’a point d’habileté oratoire, parce qu’il n’est pas un courtisan en habits sacerdotaux, mais bien un simple rustre ignorant, comme ces pêcheurs galiléens que le Seigneur a choisis afin d’humilier les puissans et les sages ? Est-ce que tout ce qu’il m’a dit n’est pas vrai ? Car ce n’est pas de mon pauvre Galitzine qu’il s’agit ici ! N’est-il pas vrai que, moi-même, j’ai servi l’esprit diabolique de la Révolution, et que peut-être, par ignorance, je continue encore à le servir ? D’où donc ce moine sait-il tout cela ? Comment a-t-il pu lire si clairement dans mon cœur ? Peut-être est-ce là réellement un homme de Dieu envoyé vers moi pour mon salut ? »

Photius s’est relevé, et se tient debout, les yeux baissés. Soudain il tire encore de quelque part un feuillet oublié, et court le poser par-dessus les autres ; « et ce mouvement avait quelque chose d’enfantin à la fois et de malheureux qui acheva de toucher l’Empereur. » C’est lui qui, maintenant, s’agenouille devant l’archimandrite, et se met à lui embrasser humblement les genoux. « Et l’odeur de mauvais cirage qui s’exhalait des bottes de paysan du moine lui parut plus douce que, naguère, le parfum de musc des dentelles noires de la baronne de Krudener. Il se sentit tout d’un coup allégé, comme si le poids sanglant de la couronne, qui depuis vingt-trois l’avait accablé, venait pour un, moment de lui être enlevé. »