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l’avait rendu indifférent à tous les plaisirs de la terre. Maintenant encore il se mortifiait sans pitié, portait de lourdes chaînes de fer sur tout son corps, dormait dans un cercueil, et pendant tout le carême ne se nourrissait que de miel. Au sortir de ses longs jeûnes, son estomac était si délabré que l’on était forcé de peser dans une balance les rations de la nourriture qui lui était servie. Aussi bien son visage répondait-il pleinement à ce tableau de sa manière de vivre. « Il était maigre, sec, et pointu, avec de petits yeux brillans, gris et avides de proie comme les yeux d’une martre ; tout de même que ses cheveux et sa barbe étaient rouges et souples comme une peau de martre. Il ne pouvait pas non plus, un seul instant, se tenir immobile ; sans cesse il remuait, avec l’allure gênée d’une martre prise au piège. Mais, par-dessous cette sauvagerie. Alexandre découvrait quelque chose d’enfantin, comme aussi de malheureux : il aurait involontairement souhaité de pouvoir caresser la bête et l’apprivoiser, pourvu seulement qu’elle ne mordît pas. »

Et l’archimandrite continuait sa lecture. Les seules paroles que l’Empereur pût entendre lui donnaient l’impression d’être plongé dans un rêve de fièvre. S’appuyant sur l’Apocalypse, Photius annonçait que l’année 1836 inaugurerait le règne de la Bête ! Mais il y avait mieux ; lorsqu’enfin l’archimandrite fut venu s’asseoir plus près d’Alexandre, celui-ci eut la surprise de constater que ces folles prédictions étaient entremêlées d’allusions blessantes à ses actes impériaux. Photius affirmait, par exemple, que la Sainte Alliance n’était qu’une « conjuration révolutionnaire ! » Et à toutes les objections du souverain, le terrible moine répondait en produisant de nouveaux papiers. « Il en extrayait de ses bottes, de ses manches, des poches de sa soutane. L’on aurait dit qu’il était tout garni de ces feuilles écrites. »


L’Empereur songeait avec effroi que la lecture ne finirait jamais.

— Savez-vous quoi, père Photius ? Laissez-moi tous vos papiers, je les lirai attentivement. Mais, à présent, causons plutôt ! Exposez-moi tout ce que vous avez sur le cœur !

Photius recommença à s’agiter çà et là, avec des signes de croix. Puis il mit tous ses papiers en un tas, sur la table, s’approcha d’Alexandre et lui murmura dans l’oreille :

— Bientôt la Russie entière va être consumée par une révolution effroyable. Un affreux bain de sang est déjà préparé. Mais sais-tu qui est le principal coupable, et le pire de tous les méchans ?

— Et qui donc ?

— Ton ami Galitzine !