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C’était le dernier repas familial chez l’empereur Paul Ier, la veille de l’affreuse nuit. Eux tous, la femme de l’Empereur et ses enfans, le croyaient privé de sa raison, tandis que lui, le père, il les croyait tous désireux de le tuer. Cependant l’on mangeait et l’on buvait, l’on causait et l’on riait, comme si rien d’anormal ne devait arriver. Mais, après le repas, voici que Paul s’était approché d’Alexandre, l’avait embrassé, l’avait béni d’un signe de croix, lui avait posé ses deux mains sur les épaules, et l’avait regardé dans les yeux avec une tendresse que jamais encore le jeune prince n’avait aperçue chez lui auparavant ! Un moment, tous les deux avaient eu l’impression qu’ils allaient tout se dire, et tout se pardonner.

A présent, ce ciel d’un vert pâle plonge ses regards, lui aussi, jusqu’au fond de l’âme d’Alexandre ; des regards aussi infiniment clairs, aussi infiniment tristes que ce dernier coup d’œil de son père. Mais désormais le fils et le père ne peuvent plus se rien dire, se rien pardonner !

Et soudain il semble à Alexandre que les deux regards se sont fondus en un seul, comme si, dans l’intervalle, le temps n’avait pas marché. Les vingt et une années passées de sa vie, Napoléon, l’incendie de Moscou, l’entrée à Paris, le triomphe, la gloire, la puissance, tout cela disparaît comme un rêve. Tout cela n’a jamais existé : mais ce regard éternel, lui, existe et demeurera à jamais.

Et maintenant Alexandre comprend enfin pourquoi il n’a jamais pu consentir à châtier les membres des sociétés secrètes, conjurées contre lui.


L’Empereur est tiré de sa rêverie par la venue de l’archimandrite Photius, qui lui a demandé une audience afin de lui communiquer de très graves nouvelles.


Pendant qu’il montait l’escalier, Photius n’avait point cessé d’exorciser de signes de croix tous les murs, et les portes et recoins du palais, car il avait la conviction que tout cela » était peuplé de nombreuses légions de diables. » Quand il entra dans le cabinet de l’Empereur, celui-ci se leva pour le saluer et pour recevoir sa bénédiction. Mais Photius ne parut point, d’abord, s’apercevoir de sa présence. Il fouillait des yeux le fond de la chambre, promenant son regard depuis la Minerve de marbre sur la cheminée jusqu’aux déesses ailées peintes au plafond. Enfin il découvrit, dans un coin, une petite image sainte, devant laquelle il s’inclina lentement, avec un signe de croix ; et c’est seulement ensuite qu’il se tourna vers l’Empereur. Alexandre comprit parfaitement cette manière d’agir, « Tu dois d’abord t’incliner devant le Roi céleste, et puis rendre hommage à ton maître terrestre ! » Cela lui plut.

— Daignez me donner votre bénédiction, père Photius !

— Au nom du Père, du Fils, et du Saint-Esprit ! Que le Seigneur te bénisse !

Il avait procédé à sa bénédiction tout à fait avec les mêmes gestes qu’un pope de village ayant affaire à de simples paysans. Et cela, également, plut à Alexandre.

L’Empereur baisa la main du moine. Ce dernier ne retira point sa main,