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les circonstances ne lui avaient point permis de réaliser ce, beau rêve de sa jeunesse. Force lui avait été de reconnaître, — le plus sincèrement du monde, lui semblait-il, — que son peuple n’était pas assez mûr pour s’accommoder d’un régime « libéral ; » et c’était ainsi que, faute pour lui de pouvoir poursuivre ses projets anciens, il avait du moins employé tout son cœur à la création de cette Sainte Alliance qui, « substituant ici-bas l’Évangile à la loi humaine, remplaçait l’autorité des hommes par celle de Dieu. » Pourquoi donc, malgré sa conviction d’avoir scrupuleusement accompli son devoir, pourquoi continuait-il à se sentir, au fond de l’âme, travaillé d’une vague inquiétude un peu mêlée de crainte ?

Ce soir-là, en particulier, son inquiétude et sa crainte habituelles tendaient à prendre une forme plus précise : il songeait à toutes ces innombrables sociétés secrètes dont son entourage ne se lassait pas de lui signaler chaque jour les progrès, depuis quatre ou cinq ans, sans qu’il pût se décider à agir contre elles. Il gardait soigneusement caché, dans un tiroir de son bureau, un rapport détaillé sur l’organisation et les visées des principales d’entre ces sociétés, avec la liste de leurs principaux membres ; et souvent il se plaisait à relire le rapport, et cent fois déjà il avait ajouté de sa main, sur la liste, de nouveaux noms de « suspects » qui étaient parvenus à sa connaissance ; mais, avec tout cela, il retardait d’un mois à l’autre une répression que ses ministres s’accordaient à lui démontrer comme de plus en plus indispensable. Pourquoi ? Lui-même aurait été hors d’état d’expliquer les motifs de son hésitation ; et c’est encore à cette conduite singulière qu’il pensait tristement, le soir du 11 mars 1824, pendant que demeurait ouvert sur ses genoux le récit des rustiques amours de Liodore et de Julie.


Soudain il se leva, marcha vers la fenêtre, et regarda au dehors. Le brouillard s’était dissipé, en même temps que l’air devenait plus froid. Alexandre entendait le grincement des pelles de fer occupées à enlever la neige du quai ; et déjà d’autres hommes répandaient du sable jaune sur les plaques de granit, afin que l’Empereur pût venir s’y promener, suivant sa coutume. Le clocher éclairé de la forteresse des Saints Pierre et Paul surgissait parmi des nuages d’un violet sombre, derrière lesquels transparaissait le fond verdâtre du ciel. A l’ouest, par-dessus la Bourse, pareille à un temple antique avec ses nombreuses colonnes, le ciel était encore plus, pâle, plus vert, plus doré ; il était infiniment clair et infiniment triste comme un certain regard... Mais le regard de qui ?

« Non, non ! Ne point penser à cela ! » voulut-il se dire. Mais déjà il était trop tard : de nouveau les souvenirs se dressaient devant lui.