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partie pour perdue. La concurrence peut avoir de bons effets, à condition qu’on sache se défendre ; et c’est ce que je souhaite au théâtre. Qu’il se défende donc, car il est menacé. Il l’est plus qu’il ne croit. Je sais de doux philosophes qui désertent le théâtre pour le cinéma, dont ils aiment l’inconsistance falote. Ils y voient une preuve nouvelle de la vanité de toutes choses. Et leur dilettantisme s’en amuse. Toute la vie contemporaine, tant d’intérêts en jeu, tant de passions soulevées, toute cette peine que nous nous donnons, et tout cela pour finir en ombres tremblotantes sur un écran de cinéma ! Que le théâtre se défende énergiquement et sans retard, s’il ne veut laisser s’accomplir la prophétie mauvaise : ceci tuera cela. D’abord les auteurs dramatiques qui ont le souci de leur art, devraient se faire scrupule d’apporter le concours de leur talent à l’industrie rivale. Il a été question, il y a quelque temps, d’une entreprise consistant à demander aux écrivains de théâtre, les plus justement célèbres, de composer des films. Je ne sais ce qui est advenu de ce projet, mais on voit aisément ce qu’il avait de choquant. J’en dirai autant des acteurs qui ne se tiennent pas pour de simples pitres. Que le même artiste paraisse à la Comédie Française et au Cinéma-Montparnasse ou au Sébasto-cinéma, cela ne devrait pas être toléré. Ensuite et surtout, il faudrait que le théâtre fit un retour sur lui-même et essayât de se réformer. Il est souvent ennuyeux, dénué d’imagination et de fantaisie : et le cinéma amuse. Il est souvent absurde, dénué d’observation et de psychologie : le cinéma donne l’illusion du réel. Il est monotone, tournant toujours dans le cycle fatal de l’adultère ; il est scabreux ; il est risqué : le cinéma, — depuis qu’on y a interdit l’exhibition des crimes, — est relativement moral. Le grand tort du théâtre d’aujourd’hui, c’est qu’on y fait fi des qualités proprement littéraires. C’est ce qui peut le perdre. Il se heurte maintenant à trop forte partie : en ce genre, il ne fera jamais si bien que la maison d’en face. S’il veut vivre, il n’en a qu’un moyen : c’est de se différencier essentiellement du cinéma, qui est le théâtre pour illettrés.


RENE DOUMIC.