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L’ivrognerie est un vice : on n’a pas si facilement raison d’un vice. Je ne crois guère au cinéma anti-alcoolique. Le mauvais ouvrier continuera de fréquenter les mauvais lieux. Ce sont les autres qui forment la clientèle du cinématographe. Et pour ceux-là, c’est tout simplement une occasion de plus d’être hors de chez eux. Le refrain « madame est sortie, » à l’époque de la Famille Benoiton, s’adressait aux femmes de la bourgeoisie et de la bourgeoisie riche. Il n’a pas cessé maintenant de s’y appliquer ; mais il convient en outre et aussi bien à la femme du peuple, qui, le dernier morceau dans la bouche, plante là son ménage et accompagne son homme au cinéma voisin. Elle y traîne ses marmots, se rendant vaguement compte que la lanterne magique, même perfectionnée, convient à leur âge plutôt qu’à celui de leurs parens. Et voilà une famille, — toute la famille, en effet, — enfermée pour la soirée dans une salle sans air comme sans lumière, où les poumons se fatiguent, où le sang s’appauvrit, où la race continue de s’étioler. Si encore il en résultait un profit intellectuel ! Mais on ne songe pas sans un peu d’épouvante à l’étrange capharnaüm que peut devenir le cerveau où s’enregistrent ce pêle-mêle d’images sans suite et ce tohu bohu de notions de raccroc. Après cela, allez soutenir à ces amateurs de spectacle, qu’ils auraient mieux fait de coucher les enfans de bonne heure et de passer la soirée à lire sous la lampe ! La vogue du cinéma est un nouveau recul pour la lecture, déjà battue en brèche de toutes parts. C’est un nouvel échec pour le livre, — qui n’en est plus à les compter.

Et c’est pour le théâtre proprement dit une concurrence incontestable et redoutable. Énumérons, si vous le voulez bien, quelques-uns des avantages dont le cinéma est armé dans la lutte où, par la force même des choses, il est engagé contre le théâtre. Le premier est le bon marché. Vous savez à quels prix insensés et toujours croissant sont montées les places dans tous nos théâtres, théâtres de musique ou de déclamation, scènes classiques ou scènes de genre. La dernière invention des directeurs consistant à faire payer au public, en sus du prix du billet, le droit des pauvres qui était déjà inclus dans ce prix. Est une invention géniale, je le reconnais, mais désastreuse pour notre bourse. Le plaisir du théâtre à Paris est devenu un plaisir coûteux, réservé de plus en plus aux étrangers qui ne comptent pas avec la dépense, mais devant lequel hésitent les petits bourgeois et même tous les bourgeois de Paris, pour peu qu’ils aient une famille et de la peine à l’élever à force de travail. Le cinéma s’offre à eux pour une somme modique. Même, dans les établissemens populaires, les quelques sous