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et si différente qu’en puisse être la donnée, vous notez sans peine qu’il y a un trait commun. C’est qu’on y fait beaucoup de chemin, et qu’on y court à travers beaucoup de pays. On s’y donne du mouvement et encore du mouvement. L’art dans le cinémadrame consiste à placer les personnages dans des circonstances telles qu’ils aient, pour se fuir ou se rejoindre, à faire le plus grand nombre d’allées et venues. Le parfait cinémadrame, si on nous le donne quelque jour, réalisera le mouvement perpétuel.

Le genre vaut ce qu’il vaut. La fin y est adaptée aux moyens. Et si le cinématographe s’en tenait là, il n’y aurait rien à dire. Mais il s’en faut qu’il limite ses ambitions à ce domaine qui lui est propre ; avec le succès, toutes les audaces lui sont venues. On a représenté devant une foule enthousiaste Quo Vadis ? grande reconstitution cinématographique d’après le célèbre roman de Sienldewicz. Tout y passe, Néron, Pétrone, magister elegantiarum, les chrétiens aux bêtes, la loge impériale, les vestales pollice verso, etc. Vous savez qu’entre deux tableaux de cinématographe apparaît sur l’écran lumineux une légende explicative, souvent copieuse. Cette interminable succession de tableaux et de pancartes, ce roman complet découpé en images sans paroles, — images qui du reste, pour le groupement des figurans, pour les décors et pour les costumes, m’ont paru des plus médiocres, — est ce que j’ai vu, dans ce genre, de plus ahurissant. Quand ce fut terminé, « Tiens, s’étonna une spectatrice, ce n’est donc pas Cyrano ! » Son compagnon, qui avait des lettres, lui expliqua que Cyrano et Quo Vadis ? sont deux œuvres différentes, quoique de mérite égal, et que cela n’a d’ailleurs aucune importance. Je lis sur le programme d’un établissement, dont j’ai beaucoup goûté l’atmosphère franchement démocratique : « Prochainement Une intrigue sous François II, drame historique d’après le Martyr calviniste de H. de Balzac. » Balzac au cinématographe ! Toute l’histoire et toute la littérature en cinémas ! On a beau être résigné à beaucoup de choses : c’est à faire frémir !

Et maintenant, que penser de cette mode si parfaitement installée et avec laquelle il faut vivre ? « Réjouissons-nous, disent quelques-uns. C’est un spectacle de famille : tout ce qui groupe la famille mérite d’être encouragé. C’est un spectacle populaire : il faut un cinéma pour le peuple. Bourgeois, gens du peuple, tous les mondes s’y rencontrent : c’est un excellent moyen de fusion sociale. Et puis, cela vaut mieux que d’aller au café... » Il est clair que si le cinéma devait vider les cafés et les assommoirs, nous serions unanimes à bénir ce sauveur. Mais je crains bien qu’un tel bienfait ne soit au-dessus de ses moyens.