Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 16.djvu/925

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des formes déformées. Formes sans consistance de corps, sans épaisseur, comme on n’en voit qu’en rêve. Formes sans couleur, d’un gris sale, se mouvant sur un sol blanchâtre. Quelquefois ces ombres se colorent, mais d’un nombre limité de couleurs tranchées : le vert, le rose, le bleu, et sans ces dégradations infinies et ces mille nuances où se peint la nature. Images impalpables et floues, tout à la fois réalistes et irréelles. Ces apparitions vont et viennent, comme nous faisons nous-mêmes, quand nous sommes très agités. On a dans ce monde blafard une démarche raide, comme frappée d’ankylose, avec des gestes d’automates. Les bouches s’ouvrent démesurément, les bras se lèvent avec exagération : on se montre au doigt obstinément, ou encore on se frappe la poitrine avec insistance. Les visages expriment une surprise violente ou un violent désespoir, la joie, la douleur, la colère, mais toujours à l’état violent. D’ailleurs, pas une parole. Ces gens dialoguent, mais sans proférer un son. Ils tiennent des discours aphones. Nous les voyons parler, nous ne les entendons pas. Ils parlent, mais ils sont muets. Comme ils sont des ombres, ils n’ont du langage que l’apparence. Parfois ils viennent à nous du fond de la scène et nous avons tout loisir d’observer leur façon de mettre un pied devant l’autre, façon qui leur est particulière, et se décompose en mouvemens que jamais de nos yeux nous n’avons vus. Il arrive qu’ils soient à bicyclette ou en automobile, deux genres de sports qui sont très répandus parmi eux. Tout à coup, sans qu’on puisse deviner pourquoi, et comme s’ils étaient pris de subite frénésie. Ils accélèrent le mouvement, ils le précipitent, ils vont sortir du cadre et foncer sur nous. Mais alors, soudain, tout s’évanouit... Dans l’ombre où nous sommes plongés, parfois fuse un rire, monte un cri, court un murmure. Encore cela est-il rare. Jamais d’applaudissemens, sauf quand défilent les tirailleurs sénégalais. L’obscurité invite au silence. Mais toujours l’orchestre exécute une musique, qui n’a d’ailleurs avec les gesticulations de la scène aucun rapport. Et toujours ce mystérieux ronflement qui l’accompagne !...

Entre deux parties du spectacle, la salle s’éclaire : on peut voir où l’on est et avec qui l’on est. La salle, en longueur, dépourvue de toute espèce de décoration, d’une nudité antique. Une lampe à arc envoie sur l’écran un jet de lumière électrique et fait ce ronflement de moteur qui nous intriguait tout à l’heure. Le public est d’une composition toute spéciale : des badauds, qui vont partout où l’on va, des étrangers, beaucoup de jeunesse. Dès qu’on a quitté les quartiers élégans, les salles sont entièrement remplies par des ménages de petits bourgeois