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nople. Tel est le détestable effet des luttes civiles qu’elles avilissent les caractères et détournent les énergies vers les intérêts matériels. On se demande si Constantinople, ville cosmopolite des affaires et du négoce, pourrait devenir en même temps le siège d’un gouvernement réformateur, patriote et libéral. Dans l’état actuel de l’Empire, on ne saurait espérer voir le salut venir d’un parlement ; il peut appuyer utilement un gouvernement bien intentionné, il ne peut pas le remplacer ; des élections truquées ne laissent passer que les candidats agréables au ministère ; des élections sincères enverraient aujourd’hui au parlement beaucoup de députés autonomistes, une Chambre bigarrée d’Arabes, d’Arméniens, de Kurdes, de Grecs ; l’Asie ottomane n’est pas mûre pour un régime parlementaire même loyalement pratiqué. Reste donc, puisqu’il est impossible de compter sur le souverain actuel pour saisir le gouvernail, la seule ressource d’un ministère fort. Mais voici le péril : un ministère fort peut être tenté de revenir à cette politique de centralisation qui a déjà fait perdre aux Turcs la plus grande partie de leur domaine européen.

L’expérience n’est, en politique, qu’une faible antidote au poison des idées toutes faites. La politique de centralisation a fait perdre à la Porte la fidélité des Albanais qui lui était indispensable pour se maintenir en Europe ; elle peut lui aliéner sans retour les sympathies des Arabes, décourager le loyalisme des Arméniens et provoquer un mouvement séparatiste dans les provinces d’Asie. La force ne suffirait pas, en pareil cas, à maintenir la cohésion artificielle qui fait un empire avec un ensemble hétérogène de populations diverses. Ce ne sont pas, comme en Europe, des États de second rang, comme la Bulgarie, la Serbie et la Grèce qui pourraient se trouver amenés à intervenir dans la lutte, mais les grandes puissances européennes qui ont, dans la Turquie d’Asie, des intérêts considérables, une clientèle, des aspirations, des ambitions et qui ne laisseraient pas aux Turcs toute licence d’écraser les populations non turques. Dans l’état actuel des affaires d’Orient, un incident grave en Arménie ou en Syrie pourrait devenir l’origine ou le prétexte d’interventions dont l’aboutissement risquerait d’être la dislocation de l’Empire ottoman et une guerre générale. Les Turcs n’ont pas le choix des moyens de salut : une politique de réformes et de décentralisation peut