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Le gouvernement actuel des Jeunes-Turcs ne se rapproche pas de cet idéal. Dans un pays qui aurait besoin de la main ferme d’un grand souverain, la révolution a mis sur le trône un sultan doué des qualités d’un honnête homme, d’un prince constitutionnel qui règne, mais ne gouverne pas. Le ministère issu du coup d’État du 23 janvier est un gouvernement de combat ; il porte le poids de son origine ; issu de la violence et du meurtre, déjà décapité par un autre meurtre, il ne peut se soutenir que par la dictature ; il est sous la menace permanente d’un retour offensif des partis vaincus. Les Jeunes-Turcs sont fort loin d’avoir la confiance et l’approbation de tous les Turcs, à plus forte raison de tous les Ottomans ; ils représentent la domination d’un parti, d’une coterie appuyée sur des sociétés secrètes. Ils règnent par la terreur, l’exil et la potence. Sinope devient une colonie peuplée des adversaires du Comité. Ces procédés peuvent être nécessaires pour perpétuer au pouvoir ses détenteurs actuels ; ils sont insuffisans pour fonder un gouvernement durable et donner à l’Empire l’organisation nouvelle, sans laquelle il s’achemine rapidement vers la ruine. Il n’est rien de plus difficile, pour un parti maître du pouvoir, que de changer sa mentalité, de s’élargir assez pour devenir, sinon le gouvernement de tous, du moins un gouvernement pour tous : les Jeunes-Turcs seront-ils capables de cette transformation nécessaire ? On en peut douter. Ils manquent d’hommes ; le régime hamidien n’en avait pas formé et cinq années de révolutions et de coups d’État ont usé ceux qui s’étaient préparés dans l’opposition ou réservés à l’étranger. Les Jeunes-Turcs ont jusqu’ici donné trop souvent l’occasion de constater qu’ils confondaient leur propre maintien au pouvoir avec le salut du pays pour qu’on puisse leur faire entièrement confiance. La tyrannie hamidienne, suivie de la dictature du Comité, a énervé les caractères et découragé les bonnes volontés. Les vrais libéraux déplorent la ruine de leur idéal ; les musulmans fervens sont scandalisés de l’impiété affichée des Jeunes-Turcs. Les catastrophes de la guerre n’ont pas éveillé ce sursaut de patriotisme qui fait parfois, chez les peuples énergiques, sortir le salut de l’excès même des calamités ; à la place des nobles résolutions qu’on pouvait espérer voir surgir, c’est une ruée d’appétits qui se déchaîne. Faire des affaires, s’enrichir, est la préoccupation dominante des classes dirigeantes à Constanti-