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Quelles scènes muettes, quelles allégresses douloureuses et contenues ! Elle a baisé le seuil de sa chambre et la porte de la maison. Elle a embrassé les servantes et descendu l’escalier qu’elle ne remontera plus. Mille choses de rien deviennent solennelles lorsqu’on les fait pour la dernière fois. Je vous parle comme si vous la connaissiez ; mais mon cœur en est si plein ! Et moi je lui ai dit un dernier adieu et je l’ai embrassée une dernière fois. Je la verrai encore, je ne l’embrasserai plus. Ce n’est plus ma fille. La grille est entre elle et moi.

Adieu, mon cher ami, je me recommande bien à vos prières, et, à force de me contenir, il semble que j’ai perdu la faculté de pleurer. Maintenant, je voudrais bien verser ces larmes qui m’étouffent. Je ne puis.

Dites, s’il vous plaît, à Mme Volnys que j’ai reçu sa lettre, hier soir. Je la porterai tout à l’heure à ma fille.


Paris, 29 mai 1874,

Où est-elle ? Je ne la vois plus... — Ah ! je la tiens ! ! Ainsi sont nos cachettes, très cousues de fil blanc. Nous nous perdons de vue, très chère amie, en mettant une main sur nos yeux, mais nous nous tenons de l’autre, et nous ne sommes pas plus séparés que cela dans nos plus grandes absences. Cependant, il y a bien deux mois que je ne vous ai écrit. Je sais, hélas ! la date. Depuis le 25 mars (je comprends le soulignage) je sens tous les 25 de mars et je sais combien il y en a de passés. La vérité est que je suis encore abasourdi comme le premier jour. Voilà le secret de mon silence. Cette Visitandine m’a laissé une absence qui m’obsède toujours. Rien n’est plus cruellement présent que l’absence. Elle est heureuse, très heureuse ; elle est enivrée de son fiancé, elle en sera plus enivrée tous les jours, et cela ne cessera pas ; et moi, j’en ai l’âme pleine de joie, et je ne me console pas. Arrangez cela si vous pouvez. Rien n’est plus réel et plus vrai que ma joie ; rien n’est plus réel et plus vrai que mon chagrin. Je n’ai goûta rien, je me sens vide. J’ai la honte, à soixante ans, de me trouver sensible comme un ténor et comme un père noble dans une pièce de Scribe. Il se mêle à cela, je le crains bien, quelque décadence intellectuelle. J’ai été repris de cet étrange mal de l’été de l’an passé, qui n’est pas précisément l’engourdissement du cerveau, mais l’incapacité du travail cérébral. Quelques rares