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Paris, 27 septembre 1873.

Très chère amie, bonjour en courant. J’ai les yeux malades et je les ménage. J’ai peur qu’ils ne soient attaqués dans le fond. Comme je serais vexé s’ils finissaient avant moi, et que cela m’ennuierait de vous écrire par un secrétaire ! Cependant il faut se faire une raison. Si Dieu le veut, c’est ce qu’il me faut.

Ma mémoire aussi s’en va. Je n’en ai pas grand souci. C’est presque un rajeunissement. Les choses nouvelles s’oublient, le grand passé reste. Il sort même de son trou et reparaît tout fringant. Yelva tient bon. Elle avait de la poigne, cette muette. Je rends grâce à Dieu qui laisse tant de force aux premiers et plus purs souvenirs.

Le voyagé de Nice se rattache au passé et participe de sa vie énergique. Je le refais souvent ; faites mes amitiés autour de vous, au fils Alexis, au Bleuet, au patriarche immuable sous son ombrelle...

Il m’apparut hier (le Patriarche) en jeune cavalier Louis XIII, sur le quai Malaquais, à la porte de la maison où je demeurais du temps d’Yelva. Je fis là-dessus bien des réflexions qui tendaient à me démontrer la farce du monde. Que de costumes prend l’éphémère pour passer sa journée, et que d’êtres il représente qu’il n’est pas ! Et avec cela, il est perpétuel. Qu’est-ce que je représentais alors ? Quelque chose que je n’étais pas, que je ne suis pas et que je ne suis plus. Le cavalier Louis XIII épousait Mlle Fay, et moi j’étais un des cent mille amoureux inconnus d’Yelva : voilà le perpétuel. Quarante ans plus tard, en vertu de la perpétuité, j’avouais ma passion respectueuse à la respectable Mme Volnys qui devait aller pour moi en pèlerinage à Laghetto. Il faut avouer que Dieu arrange très bien la vie de ceux qui l’aiment. Il ne les perd pas de vue sous tous leurs déguisemens ; il les rassemble après mille aventures, ils se parlent de lui, il se fait voir et ils deviennent meilleurs. Adieu, chère amie. Mes yeux se brouillent, mais, au fond de mon cœur, je vois ma joie.


Paris, 2 décembre 1873.

Chère amie, je ne suis pas mort, mais il me semble qu’il est temps de vous le dire. Les articles de l’Univers ne vous l’attestent pas assez. Un article ne prouve rien. Cela peut être fait pour