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ce qui a été de Jésus-Christ par quelques-uns de ceux qui l’ont bien connu.

Adieu, très chère amie. Tout à vous de tout mon cœur.


Paris, 24 février 1873.

Très chère amie, que je ne vous aie pas rendu grâce des portraits, c’est ce que je peux vous dire de plus éloquent sur la cangue que je porte tous les jours que Dieu fait. Avez-vous vu un homme à la cangue ? La tête passe par un trou, les pieds et les mains par d’autres trous ; il peut parler et faire des signes ; il ne peut ni marcher ni embrasser. Me voilà. La parole intime, la vraie parole, celle de l’étreinte, m’est interdite. Quand on est forcé de dire : Je vous aime bien, en trois mots, cela n’a plus de charmes. On voudrait allonger, décrire, répéter. Ce sec « je vous aime bien » ne semble bon que pour ceux qu’on n’aime pas. Ce n’est plus même bonjour, c’est presque bonsoir. Je suis tout de même bien content d’avoir ces portraits. Mais, bah ! ce n’est point cela. Vos peintres, madame, n’ont point été amoureux. Moi, dans ces temps-là, je vous aurais peinte très bien, mais je n’avais pas encore d’encre. Aujourd’hui que j’en ai, on me la vole. Et je n’ai rien à dire, puisque c’est le patron qui réclame tout. Je me borne à déclarer que je n’ai point d’estime pour ***. J’aimerais mieux le portrait d’enfant. Il y a plus de Léontine dans cette petite qui a l’air de ne s’occuper que de sa poupée, et qui en réalité, par un mensonge doublement impayable, ne s’occupe pas d’autre chose, quoiqu’elle en ait l’air. En somme, il n’y a de vrai portrait de l’aimé que dans le cœur de l’aimant. J’ai pris cette photographie-là sans votre permission, je la garde avec votre permission, et elle est bien à moi parce que c’est moi, oui, madame, qui ai donné le jour. C’est la bonne Léontine, c’est ma Léontine, la sauvage détachée du filet par le bon Dieu, et attachée par son libérateur à l’arbre de la croix avec la longue, belle, douce corde de la liberté. Je suis venu, je lui ai apporté un peu d’herbe qu’elle a trouvée bonne et elle m’a mis au cou un bout de sa corde que j’ai trouvé très bon, et voilà comment nous sommes une paire d’amis très contens de notre aventure. Et alors, je me fiche joliment des portraits, quoique je les aime et les honore de tout mon cœur.

Adieu, sœur très chère. Si je sais ce que je dis, je veux être pendu. Cela veut dire que j’admire infiniment le bon Dieu qui