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dominicaine à la voix inspirée, Catherine Benincasa, fille d’un teinturier de Sienne. Dom Gabriel Meunier se plaît à imaginer non sans vraisemblance que plus tard un des hommes d’armes qui virent dresser ou qui dressèrent le bûcher de Rouen, ébranlé par la mort de Jeanne, et conservant au fond de son âme obscure un remords, put consulter la recluse de Norwich. Comme on voudrait savoir en ce cas la réponse que lui adressa dame Juliane, elle dont le regard découvrait de si belles perspectives dans l’histoire inconnue des âmes !

Elle eut peut-être la visite de quelque malheureux troublé par les Lollards, qui prêchaient une sorte de panthéisme et le renversement des hiérarchies : Juliane recommandait aux hommes de s’attacher à l’Église comme l’enfant s’attache à sa mère. « Les arbres fruitiers de notre pays sont flétris, dit un personnage de Shakspeare, dont le poète a fait le contemporain de cette époque, et des météores effraient les étoiles fixes du ciel. La lune au pâle visage jette sur la terre un regard sanglant, et des prophètes émaciés, en chuchotant, prédisent des changemens terribles. Les riches ont l’air triste et les gueux dansent, les premiers craignant de perdre ce dont ils jouissent, et les autres attendant des jouissances de la rage et de la guerre. Ces signes présagent la mort et la chute des rois… »

Ainsi le poète nous définit l’une des périodes de l’époque où vécut Juliane. Elle vit peut-être, à travers son rideau, défiler des pèlerins analogues à ceux que Chaucer nous montre réunis un soir de printemps dans l’auberge de Cantorbery : le chevalier naïf et magnanime, tout prêt à devenir un modèle pour don Quichotte ; la jolie prieure un peu affectée qui parle le français à la mode de Stratford-atte-Bow et qui ignore l’accent de Paris ; le jeune écuyer, fils du chevalier, élégant, fleuri, brodé, paré comme une prairie en fleurs ; le moine, le marchand, la brave femme des environs de Bath, habile à tisser le drap, qui peut-être a connu une vie accidentée, mais qui a expié ses erreurs par maint voyage et maint pèlerinage, allant trois fois à Jérusalem, visitant Rome, Bologne, Cologne, la Galice, Saint-Jacques, « experte, dit Chaucer, à voyager par les routes. » Types curieux d’humanité ! Le Moyen âge pacifique voyageait pour la dévotion et le commerce, pour les pèlerinages et les foires, et ce furent de pareils visiteurs que réconforta sans doute Juliane. Mais elle ne vit ni l’accoutrement minable du bon chevalier, ni la tenue