Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 16.djvu/824

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nous ressentons aussitôt une vive douleur. La Nature a mis en nous cette sentinelle infatigable et vigilante qui nous interdit d’user et de fatiguer nos organes. Une alimentation exagérée amène une indigestion douloureuse ; une marche prolongée produit la courbature. Nous payons cruellement par la douleur chaque excès que nous avons commis ; et, comme le grand souci de la vie, c’est d’éviter la douleur, nous sommes sages, parce que le meilleur moyen de ne pas souffrir, c’est d’être sages.

Une belle expérience de Magendie montre nettement ce rôle essentiel de la sensibilité pour la protection des organes. L’œil doit sa sensibilité au nerf trijumeau ; c’est le nerf qui commande tous les réflexes de défense et de protection, par lesquels nous savons soustraire le globe oculaire aux corps irritans, aux poussières, aux traumatismes. Eh bien ! si l’on vient à couper ce nerf, on abolit la sensibilité de l’œil, et alors l’œil ne sait plus se défendre, il se laisse traumatiser par toutes les injures extérieures. Au bout de deux ou trois jours, la cornée blessée s’altère, tout le globe oculaire s’enflamme, et l’œil est perdu.

Il est donc absolument irrationnel de considérer la douleur comme un élément funeste à l’évolution des êtres. Les êtres ne sont pas faits pour être heureux, mais pour vivre. S’il y a une finalité au monde biologique, cette finalité n’est certainement pas une grande somme de joies et de plaisirs, mais bien une grande intensité de vie. Or la vie n’a pu se maintenir que par cette vigilante douleur, gardienne insupportable qui ne se lasse jamais, et qui exerce sa tyrannie pour défendre tous les êtres animés.

On peut même admettre que la douleur a été la grande inspiratrice. C’est pour se prémunir contre le froid, le chaud, la faim, la soif, c’est pour se défendre contre les fléaux, pour résister aux maladies, pour lutter contre leurs adversaires, que les sociétés humaines se sont organisées. Les industries compliquées et savantes qui nous ont donné des vêtemens, des habitations, des alimens, ont toujours eu pour raison d’être de nous épargner des douleurs. La civilisation de l’homme s’est affinée pour lui épargner des souffrances ; et on peut presque dire que l’intelligence est fille de la douleur.

Et c’est pour échapper à l’ennui, une des formes de la douleur, que sont nés les jeux et les arts, et qu’ont été enfantées