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manger une bouchée, prendre un raccourci, ne pouvoir suivre parce qu’on va trop vite, qu’on est blessé au pied, etc., ces fricoteurs ralentissent le pas ou s’arrêtent, échappent à l’œil de leurs chefs directs, se répandent aux abords de la route et, au loin, entrent dans les maisons, implorent ou forcent la pitié des habitans, pillent les champs, ravagent les jardins, s’installent sans gêne où bon leur semble, y préparent le café, la soupe, le fricot et regagnent quand ils le daignent, ou bien... ne rejoignent pas du tout, se faufilent dans les hôpitaux civils, en surprenant la bonne foi des administrateurs ou des religieuses ; en un mot, ils sont partout, excepté à leurs rangs. Les amateurs de gibier, quand la région était boisée, se convertissaient en braconniers et ne revenaient qu’après plusieurs marches, partager leur butin avec les camarades.

« Les désordres administratifs contribuaient à faire de l’armée un troupeau de fricoteurs et de pillards. Ainsi aucune distribution de bois n’ayant été faite, les hommes se répandaient dans les champs, les vignes et les jardins et s’emparaient des haies, des échalas, des barrières, des portes, de tout ce qui peut brûler, en un mot. De plus, les vivres n’étant pas distribués, les champs de pommes de terre et de légumes, les jardins clos eux-mêmes, sont en un instant ravagés et les arbres dépouillés de leurs fruits, etc.

« Dans une telle cohue, aucune discipline : on se moquait des ordres des officiers ; ils étaient bien heureux quand on ne les insultait pas. Il eût fallu faire trop d’exécutions sommaires, pour venir à bout d’une telle dissolution, et on laissait aller. Ces pauvres soldats n’étaient qu’à moitié coupables, car ils souffraient cruellement de toutes les manières. Le temps était atroce, une pluie continuelle tombait : vêtemens, coiffures, sacs, tout ruisselait ; les jambes enfonçaient dans le sol jusqu’au dessous de la cheville, les pieds glissaient ; à tout instant, je voyais des pains entiers, détrempés par l’eau, s’échapper des courroies et tomber dans la boue ; ou bien des tentes, des souliers, des couvertures, des vêtemens, des provisions de toute espèce, dont les hommes surchargés se défaisaient avec colère. C’était triste, bien triste ! Et pourtant, au milieu de ce déluge, la gaieté française parvenait encore à percer. Un homme en glissant tombait-il dans cette mer de boue ; c’étaient alors des éclats de rire à dérider le visage le plus sombre ; un autre lançait-il