Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 16.djvu/699

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’ayant brisé, le recollant avec adresse, Mme " de Noailles, si désinvolte pourtant, se les interdit.

Elle prend allègrement toutes les libertés, hors celles-ci, au juste, celles qui altéreraient la musique traditionnelle de nos vers : une musique qu’elle jouera certes à sa manière neuve et prime-sautière, mais en préservant l’usage au moins d’une harmonie à laquelle des siècles de poésie nous ont accoutumés. Une telle discipline est indispensable surtout à un écrivain qui, d’autre part, lance loin son audace, à un écrivain qui s’est fait une esthétique de l’exaltation. Esthétique dangereuse, au surplus, et qui, pour aboutir à sa pleine réussite, a simplement le devoir d’accomplir des miracles continuels. Mme de Noailles n’y manque point : et c’est à quoi l’on fait allusion, quand on parle de son génie.

Elle a inventé un lyrisme nouveau, quand le lyrisme était, chez nous, bien languissant. On se demande parfois ce que la poésie va devenir ; et l’on découvre, dans le caractère de l’époque, les raisons qui expliqueraient le déclin de la poésie. Survient un grand poète. Rien ne l’annonçait ; le voici. Et toutes les prévisions se détraquent. Certaines conjonctures sont-elles plus propices que d’autres à l’apparition des poètes ? Je le crois. Mais aussi leur apparition est l’aubaine de la littérature.

Ils dépendent pourtant de leur époque ; ce n’est pas leur génie inespéré qui en dépend : c’est la qualité de leur génie. Et le lyrisme de Mme de Noailles porte la marque de notre temps. Non que la touchent bien vivement les idées qui sont l’occasion de nos querelles : idées historiques, qui nous ont changé le spectacle de l’aventure humaine ; idées scientifiques, et qui ont modifié notre notion du monde ; idées sociales, et qui font croire à certains rêveurs que notre temps est une aurore. Mme de Noailles paraît étrangère à tout cela. Quand retentissent ces batailles de nos doctrines et de nos velléités, elle semble se retirer très loin, dans la jeune Grèce antique. Sa poésie n’est-elle pas Iphigénie qui préfère atout la lumière, Hélène qui se réjouit de sa beauté, Eurydice qui a vu le pays des ombres ? Et, sa poésie, ne l’a-t-elle pas placée sous l’invocation de Platon, quand elle a mis en épigraphe au poème des Vivans et des Morts cette phrase du philosophe : « L’âme des poètes lyriques fait réellement ce qu’ils se vantent de faire. » La jolie phrase ! et qu’en est jolie la citation, pour autoriser d’un avis glorieux la véhémence ou le délire du poème !... Seulement, à lire le poème, Platon n’eût pas reconnu sa pensée. Il n’avait pas deviné cette frénésie à laquelle s’abandonne la poétesse. Un tel lyrisme n’a point,