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intime. La rêverie descend vers la réalité ; elle s’incline de l’idée à l’accident.


Hélas ! il pleut sur toi par delà les faubourgs
Où ceux qui t’aimaient t’ont laissée, la mort venue,
Dans le froid cimetière où languit tout amour ;
Et le fleuve effilé qui coule de la nue
Abat sur toi son bruit tambourinant et sourd !
Il pleut. Moi, je suis là, sous un abri de toile,
Dans mon jardin d’été, auprès de ma maison ;
Je ne t’aperçois plus au bout de l’horizon,
O jeune mort dormant sous de funèbres voiles !...
Et le dédain que j’ai pour la vie usuelle,
Alors que ton esprit lumineux s’est enfui.
M’emplit d’un si lucide et pathétique ennui
Que le monde mystique à mes sens se révèle
Avec un évident et ténébreux coup d’aile,
Comme par ses parfums un jardin dans la nuit...


Et l’on peut, avec ce dernier vers, passer des heures.

Mme de Noailles a multiplié, avec la plus ingénieuse abondance de l’image et du sentiment, ces variations où alternent, comme dans un concert à deux voix, le chant de la mort et le chant de la vie. Et, dans le jardin de la vie, elle a fait fleurir les roses de la mort, dont les parfums nous accablent.

Je n’ose dire la conclusion, mais enfin la dernière péripétie du poème a quelque chose de farouche ; elle est mystérieuse et dogmatique ; elle est silencieuse et rude. La poétesse revient à elle-même ; elle examine le passé, la route qu’elle a faite jusqu’à ce tombeau. Elle recueillait le miel de l’univers, elle employait le malheur même à ses chants. Parfois, elle parlait des tombeaux ; et, aimant tout, elle aimait aussi la mort : elle croyait l’aimer.


Je vivais, je disais les choses éphémères ;
Les siècles renaissaient dans mon verbe assuré ;
Et, vaillante, en dépit d’un cœur désespéré,
Je marchais, en dansant, au bord des eaux amères.
A présent, sans détour, s’est présentée à moi
La vérité certaine, achevée, immobile :
J’ai vu tes yeux fermés et tes lèvres stériles.
Ce jour est arrivé, je n’ai rien dit, je vois.
Je m’emplis d’une vaste et rude connaissance.
Que j’acquiers d’heure en heure, ainsi qu’un noir trésor
Qui me dispense une âpre et totale science :
Je sais que tu es mort.