Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 16.djvu/694

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le bien-aimé mourra :


Tu seras mort ainsi que David, qu’Alexandre...
Avant qu’il ne meure, mourra peu à peu l’amour :
Je ne vous aime pas aujourd’hui tant qu’hier...


Aujourd’hui, le bien-aimé n’est plus ce qu’il était hier. Il était les jardins de Vérone, les musiques d’Hendaye, l’Espagne et ses clairs de lune, les bords de l’Oise et les faubourgs du Bosphore. Il était tout cela, les temps et les pays, aimés en lui et qui se détachent de lui : ainsi se défait l’amour, comme les corps se désagrègent.

Après le livre des Passions, Mme de Noailles a placé le livre des Climats, comme si elle voulait donner à entendre que, désabusé du cœur et de son irrésolution, symbole de néant, l’on va demander au monde extérieur la solidité, la durée. L’on s’y réfugie ; ou, de même qu’une plante frêle se pose contre une muraille, l’on s’y appuie. A Syracuse, Cela, Ségeste et Sélinonte, ruines illustres ; à Palerme, près des vagues où meurent les sirènes ; à Catane, au jardin Bellini, parmi les lauriers-roses ; dans le silence chaud d’Agrigente ; dans la campagne romaine, que hante le souvenir de Cecilia Metella ; dans les villes et dans les îles parfumées de la Lombardie ; à Vérone de Juliette ; à Venise de Desdémone ; sur les rives romanesques des lacs : on néglige la pensée pire et la plus déconcertante, la pensée de soi et de son moment. L’on s’absente de soi : et ce sont alors au moins les siècles de l’histoire qui vous remplacent vos courtes heures. Il y a, pour égarer votre méditation hors de vous et pour l’occuper dans l’oubli de vous, l’architecture et les arts, la renommée indéfinie des grands hommes, leur légende, le mariage de leur génie et de leur cité ; il y a, pour vous, ce dépaysement où se plaît votre désir d’échapper à vous-même ; il y a ce stratagème de vous déguiser et de croire que, sous le déguisement, vous êtes devenu quelque autre, un autre que vous aimez un peu moins, de manière à ne pas tant vous attrister sur lui ; et n’y a enfin la magie des plus beaux climats. Avec la prodigieuse abondance et la fine fantaisie de son art, Mme de Noailles triomphe à ce jeu subtil et pathétique de se duper contre la mort par les images de la vie. Devant le réel cimetière où gît la destruction de nos corps et de nos âmes, elle a tendu cette extraordinaire toile, peinte des couleurs les plus variées, et vives et nuancées, de toutes les couleurs d’ici-bas arrangées selon sa guise étonnante ; et elle a dressé devant nos tombes un prestige de visions, de chants, d’odeurs. Mais il n’est de prestige qui ne se détériore ; et, dans un petit poème, voici que la réalité