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nuées, les dispersa. Et elle nous dit, comme à des fols qui ont des yeux et ne regardent pas, qui ont devant eux leur plaisir et ne le prennent pas : Ouvrez les yeux, et tendez les mains ; la nature est là, toute pleine de vos plaisirs !

Quels plaisirs ?... La poésie française avait, pour ainsi parler, du chagrin. C’est à cause de mille choses ; c’est à cause de la vie, qui n’est pas douce et qui, à la délicate sensibilité des poètes, paraît dure, probablement. La poésie avait du chagrin ; mais la jeune poétesse l’avertissait de regarder la joyeuse nature. De la regarder ? Ce n’est pas tout : de la sentir, de la goûter, de l’entendre. Pauvres petites âmes, celles pour qui un paysage est seulement une combinaison de lignes et de couleurs ! Un paysage est de l’odeur ; il est des sons, pour nos oreilles ; et il est, ne fût-ce que par ses roses, la félicité de nos mains qui aiment à en toucher les pétales. Il est, le paysage, de la chaleur qui réjouit nos membres ; et il est toute une allégresse pour nos cœurs bondissans, nos corps avides, nos esprits qui s’amusent.

Dans ces poèmes, il y avait du désordre et du hasard : le même désordre et le même hasard que nous apercevons dans la nature : mais il y avait aussi le même soleil et sa lumière, les mêmes chants et les mêmes parfums. Je ne sais si, depuis les jours où la gaieté franciscaine se répandit par les vallées d’Ombrie, l’on aima si bien toute la création. Mais la nouvelle ardeur qui anime les poèmes du Cœur innombrable est dénuée de la piété qui exaltait le Poverello. C’est, maintenant, plutôt un éveil du paganisme éternel : comme si un dieu n’y pouvait suffire, tous les dieux sont là, ceux même qui n’ont pas de nom, et qui fleurissent dans les prés ou les jardins, passent dans les souffles du vent tiède, brillent dans les rayons du jour. La muse de Mme de Noailles était une nymphe, parée de feuillages et de roses, les mains chargées de fruits, et qui courait de l’ombre douce des arbres aux clartés vives du soleil, et qui chantait éperdument. Ou encore, cette poésie émane d’une âme, comme on dit que, l’été, dans les pays tropicaux, les forêts soudain se mettent à flamber.

Je crois que les précédens poètes avaient mêlé à leur sentiment de la nature trop d’intellectualité. Peut-être la nature n’en veut-elle pas tant. Et il convenait que les sens, non seulement les plus intellectuels, la vue et l’ouïe, mais aussi les plus voluptueux, l’odorat, le toucher, le goût, fussent approchés de Cybèle immense et magnifique. L’auteur du Cœur innombrable, de l’Ombre des jours et des Éblouissemens a jeté dans la nature aguichante. sa poésie aux yeux perçans, aux fines oreilles, aux narines ouvertes, aux doigts caressans et aux lèvres gourmandes.