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il ne retrouverait plus les noms pour les appliquer aux personnes.

— Alignez-vous bien, mesdames, ajoute-t-il d’un ton de commandement.

Au même instant, on annonce l’Empereur. Il commence par un bout de la rangée des dames et adresse successivement la parole à chacune d’elles. Arrivé près de la marquise dont le chambellan lui a dit le nom à voix basse, il fixe les yeux sur elle en souriant et, voyant qu’elle n’était pas en noir, il lui dit, sur un ton aimable et familier :

— Mais ! vous n’êtes donc pas affligée de la mort du roi de Danemark ?

— Pas assez, Sire, pour sacrifier le bonheur d’être présentée à Votre Majesté. Je n’avais pas de robe noire.

— Oh ! voilà une excellente raison, et puis vous étiez à la campagne.

Sur ces mots prononcés avec bonne grâce, il passe à la voisine de Mme de la Tour du Pin et lui demande son nom : elle répond en balbutiant ; il n’entend pas et renouvelle sa question. C’est la marquise qui répond :

— Montesquieu, dit-elle.

— Un beau nom à porter, reprend-il. J’ai été ce matin à La Brède pour voir le cabinet de Montesquieu.

La dame interrogée croit nécessaire de répondre :

— C’était un bon citoyen.

L’Empereur, surpris par cette réponse autant qu’irrité, réplique brusquement en haussant les épaules :

— Mais non, c’était un grand homme.

Des traits de ce genre abondent dans les Mémoires de la marquise de la Tour du Pin ; elle y mêle les portraits des nombreux personnages qu’elle a connus et l’ensemble fait tableau, de telle sorte qu’on croit parcourir une galerie de peinture où tout rappelle un passé fécond en épisodes tour à tour plaisans et poignans.

La crainte de déflorer le plaisir que les lecteurs trouveront à s’y transporter me fait une loi de n’en pas dire davantage. Mais je ne crois pas exagérer en affirmant que l’ouvrage posthume dont j’espère leur avoir donné une idée exacte mérite de figurer en belle place parmi ceux qui, dans ces dernières années ont été livrés à la publicité.