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lignes suivantes qui en disent long sur la valeur morale de ce milieu :

« Ma mère fut fort soignée dans ses derniers momens. La Reine vint la voir et tous les jours un piqueur ou un page était envoyé de Versailles pour prendre de ses nouvelles. Elle s’affaiblissait à chaque instant ; mais, j’éprouve du chagrin à l’écrire après quarante-cinq ans, personne ne parla de sacremens ni de lui faire voir un prêtre. A peine avais-je appris mon catéchisme. Il n’y avait pas de chapelain dans cette maison d’un archevêque. Les femmes de chambre, quoiqu’il y en eût de pieuses, craignaient trop ma grand’mère pour oser parler. Ma mère ne croyait pas toucher à son dernier moment. Elle mourut, étouffée, dans les bras de ma bonne. »

A l’en croire, c’est cette bonne, qu’elle désigne sous le nom de Marguerite, qui la préserva de la contagion. Elle en parle avec attendrissement et comme de la plus sûre des amies. Ce n’était qu’une paysanne des environs de Compiègne, employée à son service personnel. Continuellement témoin des scènes affreuses que le caractère effroyable de sa grand’mère provoquait dans la maison, elle avait contracté de bonne heure l’habitude de dissimuler ses sentimens et de juger à part soi les actions de ses parens. Elle avoue que, toujours repliée sur elle-même, elle n’a pas eu d’enfance, qu’elle n’a pas joui de ce bonheur sans mélange et de cet état d’imprévoyance qui sont en général le privilège des enfans.

« Toutes les idées tristes, toutes les perversités du vice, toutes les fureurs de la haine, toutes les noirceurs de la calomnie se sont développées librement devant moi quand mon esprit n’était pas assez formé pour en sentir toute l’horreur. Une seule personne a redressé mes idées, m’a fait voir le mal où il était, encouragé mon cœur à la vertu, et cette personne, une paysanne, ne savait ni lire ni écrire. Elle ne me quittait pas. Elle m’aimait avec passion. Elle avait reçu du ciel un jugement sain, un esprit juste, une âme forte. Les princes, les ducs, les grands de la terre, étaient jugés dans le conseil d’une fille de douze ans et d’une paysanne de vingt-cinq qui ne connaissait que le hameau où elle était née et la maison de mes parens. Les jugemens sans appel que nous portions ensemble l’étaient sur les rapports que je lui faisais de ce que j’avais entendu dans la chambre de ma mère, dans celle de ma grand’mère, à table, dans le salon.