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mêlée à la société la plus aristocratique de France, dont elle ne semble pas d’ailleurs avoir conçu une idée très flatteuse, témoin cet aveu par lequel elle ouvre ses Mémoires :

« Mes plus jeunes années ont été témoins de tout ce qui aurait dû me gâter l’esprit, me pervertir le cœur, me dépraver et détruire en moi toute idée de morale et de religion. J’ai assisté, dès l’âge de dix ans, aux conversations les plus libres, entendu exprimer les principes les plus impies. Elevée dans la maison d’un archevêque où toutes les règles de la religion étaient journellement violées, je savais et je voyais qu’on ne m’en apprenait les dogmes et les doctrines que comme l’on m’enseignait l’histoire ou la géographie. »

Elle n’exagère pas en parlant ainsi. Ce que nous savons des mœurs dissolues d’une société qui creusait de ses mains et à son insu l’abime où elle allait être engloutie, autorise à l’affirmer, et s’il nous était possible de conserver un doute à cet égard, il serait dissipé par les propos mêmes de la marquise de la Tour du Pin. Elle décrit en traits saisissans les déplorables conséquences « du règne dévergondé de Louis XV, la noblesse de cour donnant l’exemple de tous les vices ; le jeu, la débauche, l’immoralité, l’irréligion s’étalant ouvertement, le haut clergé contaminé par de funestes exemples et leur influence néfaste s’exerçant jusque sur les ecclésiastiques de second ordre.» Elle nous montre encore la dissolution des mœurs descendant des hautes classes dans les classes inférieures et la vertu chez les hommes, la bonne conduite chez les femmes, tournées en ridicule : « Plus j’avance en âge, écrit-elle, plus je considère que la Révolution de 1789 n’a été que le résultat inévitable, et je pourrais même dire la juste punition des vices des hautes classes. » L’appréciation n’est pas nouvelle ; mais elle acquiert une autorité particulière sous la plume d’une femme appartenant à la société à qui elle impute la responsabilité des catastrophes qu’un avenir prochain réservait à la France.

La démonstration est d’autant plus impressionnante que la marquise ne recule pas devant les preuves et n’hésite pas à les chercher jusque dans sa propre famille. Ainsi elle nous confiera qu’on donnait pour amant à sa mère le prince de Rohan-Guéménée. Elle ajoute toutefois qu’elle ne croit pas que ce fût vrai ; mais la réserve n’est pas plus affirmative que l’insinuation et nous laisse dans un doute qui, d’après elle-même, ne peut