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instant la dénaturation et même l’oubli du passé, que cette respectable gouvernante des enfans de France a voulu faire revivre pour nous et sans doute aussi pour grandir son rôle.

Si la place ne m’était mesurée, je pourrais multiplier ces exemples, entrer en plus de détails et démontrer ainsi combien il est nécessaire, ainsi que je l’ai dit plus haut, de n’aborder la lecture des Mémoires qu’avec une certaine défiance, et qu’après s’être demandé quels motifs ont déterminé l’auteur à les écrire. Nous pourrons ainsi juger du degré de son désintéressement et de sa bonne foi, et nous serons d’autant plus disposés à le croire qu’il nous aura convaincus que son but unique a été de nous faire connaître ce qu’il a vu et de verser un peu plus de lumière sur les événemens. S’il n’a voulu que cela ou que permettre à ses descendans de le suivre à travers les péripéties de son existence, il lui suffira de l’avoir prouvé pour que nous ne doutions pas de la vérité de ses récits.

Cette preuve, feu la marquise de la Tour du Pin nous la donne dans ses Mémoires récemment publiés par son arrière-petit-fils, le colonel comte Aymar de Liedekerke-Beaufort[1]. Dans la vaste collection dont j’ai parlé en commençant, ils méritent une place à part, non seulement parce que la mémorialiste, durant sa longue existence, a vu de près les événemens et en a connu les causes et les effets, mais surtout parce qu’en les rappelant, elle a déployé, pour les faire revivre, toutes les ressources d’un esprit averti et avisé et a imprimé à ses souvenirs autant de vie intense qu’elle y a mis d’indépendance et d’impartialité.

Comme on s’en rendra compte en lisant ces pages suggestives et ces spirituelles appréciations, elle a été toujours admirablement placée pour tout voir, pour tout savoir, et à ce précieux avantage elle a pu joindre la plus rare faculté d’observation. Si parfois ses jugemens portent l’empreinte des préjugés qu’elle tenait de sa naissance et de son rang dans le monde, il est visible qu’elle a tout fait pour s’en dégager. A quelque époque qu’on la suive et quels que soient les personnages dont elle nous présente le portrait, nous retrace les actes et nous répète les propos, elle affecte, en nous parlant d’eux, une indépendance d’opinions que peut-être, de leur vivant et dans leurs rapports

  1. Journal d’une femme de cinquante ans, 1758-1815, 2 vol. in-8o, Paris, Marc Imhaus et René Chapelot.